• RESUME DES EPISODES PRECEDENTS:

    Oldi et Kaito... oh, et puis zut, lisez vous-même! A quoi ça sert que je vous serve un résumé uniquement pour le dernier chapitre???





         A peine Oldi avait-il posé les pieds sur la gaïere que celle-ci se mit à trembler. De manière presque imperceptible d'abord, plus fort ensuite, elle émettait un son crescendo ressemblant fort à celui d'une baleine bleue cyborg. Soudain, un bruit similaire à celui d'une explosion et produisant un souffle équivalent désagrégea brusquement le sommet de la stèle, annihilant la dodécapotence et rejetant violemment Oldi sur les atroces pavés de Trouperdu. Mais aucun des habitants du village ne lui sauta dessus... bien que c'était la seule chose à laquelle ils pensaient pas moins de sept secondes auparavant.

         Le sommet démoli de la pierre magique se mit à émettre sans discontinuer de petites étincelles blanches et rouges. Celles-ci jaillissaient du haut de la pierre, de plus en plus haut, et soudain les lumières anarchiques décidèrent de défier la gravité. Au lieu de retomber gracieusement au sol, les étoiles brillantes s'élevèrent dans les cieux, de plusieurs mètres en un instant, formant un canal scintillant d'une beauté indescriptible.

         Oldi et Kaito levèrent la tête. Depuis là-haut, depuis le château d'Hédépargne, deux pistes étincelantes similaires s'élevaient elles aussi vers le ciel rougeâtre qui surplombait lourdement la commune. Après une dizaine de secondes, les trois routes célestes finirent par se rejoindre une centaine de mètres au-dessus du sol. Aussitôt, à l'emplacement de leur intersection une grosse boule lumineuse se mit à grossir, à grossir, masquant par sa lumière l'aérolithe menaçant qui n'était déjà plus qu'à quelques kilomètres du sol.

         Et, brusquement, une colonne de lumière aveuglante jaillit de la sphère coruscante, pilier flamboyant qui alla frapper l'astéroïde de plein fouet. Une explosion assourdissante qui fit trembler tous les murs de Trouperdu résonna, tandis que la lumière émise par les divers phénomènes célestes avait atteint son paroxysme. Le son et lumière était digne du Big Bang ou, plus modestement, de la fête nationale (si tous les feux d'artifice du pays avaient été tirés du même endroit).

         Et, soudain, plus rien. Le ciel pourpre qui endeuillait de son ambiance inquiétante redevint gris comme auparavant. Aucun phénomène céleste n'était visible au-dessus de la cité. Absolument aucun.

         Les Trouperdois et leur chef Thymmilou restaient immobiles, ébahis. Oldi et Kaito fuirent.



    EPILOGUE - Une semaine plus tard, chez Oldi...


     

         - Alors, dit Kaito en se servant un verre de coca, les nouvelles?
         - Tout va bien! articula Oldi en se laissant tomber dans un fauteuil. Je suis allé à l'observatoire et quelques autres lieux réputés pour leurs érudits en astronomie pour me renseigner: aucune météorite inquiétante n'a été repérée. La plus dangereuse n'a qu'une chance sur mille de heurter notre planète dans les 25000 prochaines années, c'est un risque négligeable. Je pense que je n'aurais pas à craindre de nouvel astéroïde de sitôt.
         - Me voilà rassuré, dit Kaito. J'avoue que ça m'aurait embêté d'avoir un tas de particules microscopiques comme ami. Cette malédiction était presque aussi destructrice qu'un contingent de Trouperdois en rut... tiens, au fait, qu'est-ce qu'ils deviennent, ceux-là? Pas vraiment qu'ils me manquent, mais on les a quittés un peu précipitamment...
         - Rien ne pourrait aller mieux! Aussi incroyable que ça puisse paraître, le village des fous furieux s'est civilisé. Evidemment, maintenant que des morceaux de roche spatiale sont disséminés partout dans la région, des chasseurs de météorite venus des quatre coins du monde se sont donnés rendez-vous là-bas. Bien sûr, au début, il y a eu quelques problèmes avec les autochtones; l'afflux de touristes était tel que certains parlaient même de monter une deuxième dodécapotence en plus de réparer la première... mais ils se sont vite aperçus que s'ils utilisaient les visiteurs comme clients plutôt que comme victimes, ce serait plus rentable! Ils ont quelque peu changé leurs lois locales concernant les touristes, nettoyé l'auberge du Poussin éviscéré, planté des fleurs sur le socle de la dodécapotence... certains Trouperdois voient encore ça d'un mauvais oeil, mais globalement, les choses vont bien.
         - Qui aurait cru que ce village de fous finirait par devenir un lieu fréquentable? Et sinon, Thymmilou, il devient quoi? Il m'avait l'air un peu... sonné quand on l'a quitté.
         - Hé bien, il l'est toujours... le choc l'a traumatisé, apparemment. Aux dernières nouvelles, il vit en reclus dans une yourte en Himalaya. Pris d'une violente crise morale, il a utilisé sa fortune pour renvoyer dans leurs pays respectifs tous les bâtiments qu'il avait fait déplacer, vendu sa villa et distribué les bénéfices à une association qui apprend aux enfants à gambader. Là aussi, finalement, tout va pour le m...

         Une sonnerie rententit aussitôt. La sonnerie correspondant au carillon de la porte de l'appartement d'Oldi, pour être précis. Les deux ébahis se regardèrent, n'attendant aucune visite. Oldi se leva, se rendit à la porte d'entrée de son studio et ouvrit l'huis.

         Là, sur le palier, se tenaient, ou plutôt se soutenaient, deux personnes hagardes. Vêtements en lambeaux, regard vague, barbe d'ermite, ils avaient l'air aussi frais que Pompéï et tremblotaient tellement qu'ils auraient été incapables de discerner un marteau-piqueur en marche d'un à l'arrêt. Ils portaient des vêtements qui donnaient l'impression d'avoir traversé cinq corps de CRS, de couleur bleu ecchymose, incluant un couvre-chef dont la nature exacte n'était plus identifiable. Un léger filet de bave coulait de la lèvre inférieure du plus grand d'entre eux, tombant d'ailleurs sur le visage du plus petit qui n'avait guère l'air de s'en émouvoir, sans doute trop occupé à modérer son asthme. Chose étrange, le baveur tenait à la main une liste sur laquelle Oldi put, malgré les innombrables pâtés, déchiffrer fugitivement "Alyneha-sur-Pahragraf", "chapelle Hyéfou", "Bretagne" et "Trouperdu".

         - B... b... bégaya un zombie.
         - ...bonjour? hasarda Oldi.
         - Bonjour, confirma la chose. N... nous sommes les agents Marcel, Decheval et Bambois, Jean. Nous vous suivons depuis un petit moment déjà, nous avons quelques questions à vous poser concernant un vol d'engin appartenant au corps policier...

    FIN

     

     

     

         Pfouuuuuuuuuuuuh!!! Pour tout dire, ça me fait tout bizarre d'écrire ce mot... il faut dire que cette histoire est la plus longue que j'aie jamais créé! Je sais que l'attente pour certains chapitres a été difficile, mais j'espère que vous avez pris du plaisir à suivre cette saga!

         Je vous retrouve donc très bientôt pour d'autres textes stupides made in Oldi Land! Bonnes vacances à tous!


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  • NOTE URGENTISSIME ET EXTREMIMPORTANTE:

    Je me suis montré particulièrement bavard pour cet article... à tel point que j'ai dépassé la limite de caractères des articles de blogg.org! (je savais même pas qu'il y en avait une...) Donc, j'ai découpé le texte en deux. La moitié qui suit ce paragraphe est la seconde, la première partie, c'est l'article encore en-dessous. Capito?

     

     


     

         Une masse sombre venait de surgir du couloir de sortie du souterrain... une ombre immense se dessinait sur le mur d'en face, et malheureusement, Oldi et Kaito découvrirent bien vite qu'il ne s'agissait aucunement d'un effet d'optique. Ils murmurèrent un juron (ce qui arrive très souvent, quand on marche dans une grotte).

         Un homme. Colossal. De la taille et l'odeur d'un camion poubelle et d'une largeur d'épaules égale à sa hauteur, il venait de pénétrer la salle souterraine. D'une laideur à affoler un compteur Geiger, le personnage n'était qu'un golem qu'on avait tenté de vaguement civiliser en lui faisant don de descentes de lit pour qu'il s'en fabrique des vêtements. Le résultat tenait de l'attentat à l'esthétisme; sa chemise à carreaux lui allait autant que des moufles à un hippocampe, et ses chaussures devaient probablement faire quatre pointures de plus que les plus grandes autorisées par la convention de Genève. Son visage boursouflé avait tout du clafoutis périmé, une démoniaque lueur brillait intensément dans ses yeux -un véritable phare à paupières- et ses cheveux visiblement coiffés avec une branche de sapin semblaient fuir dans tous les sens la tête hideuse à laquelle ils étaient, hélas pour eux, fixés.

         Voyant les deux vulnérables qu'elle avait face à lui, l'apparition retroussa les lèvres et dévoila un bataillon de poussins qui devait constituer sa dentition. Manifestement, la chose souriait, et ce n'était pas forcément un point positif.

         - Pien le ponchour, mechieurs, sussura le colosse.

         L'anthropopithèque baveux répondant au nom de Taba(9) avait une voix qui évoquait une porte de crypte. Une voix grave et monotone, que même son accent ridicule ne parvenait pas à rendre plus pimpante. En fait, la phrase somme toute polie qu'il venait de prononcer ne s'accordait pas du tout, ni à son physique ni à son timbre vocal; un grognement rauque suivi d'un cri dément avec postillons en prime aurait été plus convenable. A moins que cela ait été un effet de style pour accentuer le côté inquiétant du personnage. Si c'était le cas, la manoeuvre avait parfaitement réussi.

         - Monchieur Thymmilou avait prévenu que fous tenteriez te pacher par ichi, poursuivit le truc. Che chuis charché t'empêcher chela: che chuis Alpert Tapa, gartien tu pachache. Ch'est pourquoi che fous prierai te faire temi-tour au plus vite, chinon ch'est moi qui fous ramènerai au château... et malgré mes muchcles, che ferai plujieurs foyaches, chi fous foyez che que che feux tire.

         Oldi et Kaito restèrent cois, n'osant pas dire le moindre mot face au colosse. Ils avaient le choix entre déclarer faire demi-tour, ce qui ne les arrangeait guère, ou signaler leur volonté de continuer, ce qui était également peu adéquat car ce sont des personnes sérieuses, qui ont un emploi du temps chronométré, et ils n'avaient pas spécialement prévu de mourir ce jour-ci. L'Hercule, impatient, décida pour eux.

         - Pon, déclara-t'il sur un ton à faire reculer un grizzly, che chuppoje que fous afez técité te pacher, chinon fous auriez fait temi-tour... on fa tire que oui. Cha tompe pien, depuis que le fieux Adalpert a mené ches vaches à l'apatoir, che n'avais plus grand-choje chur quoi pacher mes nerfs.

         Avant qu'Oldi et Kaito aient compris le rapport entre le fait de ne plus pouvoir se défouler et la disparition subite de vaches, Taba, gardien du passage(10), saisit un tonneau -plein- gisant dans un coin de la pièce, l'arracha de son cercueil de moisissure et le jeta comme un chef d'entreprise l'aurait fait du CV d'un ex-taulard. Leur espérance de vie étant tombée à approximativement deux secondes, Oldi et Kaito bondirent chacun de leur côté pour éviter le projectile viticole. L'objet atterrit lourdement sur les rochers; les antiques planches n'ayant évidemment pas supporté le choc, il explosa en projetant en tous sens un liquide pourpre et poisseux qui devait être, deux ou trois siècles auparavant, un excellent vin. A présent séparés par un lac rougeâtre, Oldi et Kaito, chacun réfugiés derrière une stalagmite, regardèrent apeurés le colosse qui ricanait à l'autre bout de la pièce. Il n'y avait eu, malheureusement, aucun trucage. Taba ricanait. Un rictus effrayant déchirait son visage, sa face velue semblait exprimer toute la rage du monde; il aurait facilement servi de modèle à un tableau de Goya. Il semblait évident, premièrement que le dit Taba était habitué à ce genre d'exploit, deuxièmement que cela faisait un petit moment qu'il ne l'avait pas réédité. Il y avait des muscles qui avaient un besoin urgent de se défouler, et on venait de leur en offrir l'opportunité. Le Taba, même passif, est un énorme danger pour la santé.

         Taba poussa un hurlement -la première chose que l'on s'attendait à entendre sortant de sa bouche, en fait- et courut d'un pas à faire dérailler un train. Sa première cible: Oldi. Il fonça en direction de la stalagmite derrière laquelle la victime s'était dissimulée, et, lançant son poing tel un obus à ongles, frappa. Si Oldi n'avait pas eu le réflexe, boosté par l'adrénaline, de sauter latéralement, il se serait retrouvé enfoui sous des tonnes de caillasses, puisque le golem velu, contre toute probabilité, avait gagné le combat contre la matière inerte.

         Oldi atterrit dans la mare de vin qui tapissait le sol d'une partie de la grotte. Kaito l'aida à se relever -il avait quitté sa cachette étant donné que Taba venait de lui prouver qu'elle n'était pas vraiment sûre- mais ils ne purent pas rester ainsi bien longtemps, puisque le colosse revint à la charge! Se secouant la main droite, puisqu'il éprouvait une légère douleur suite à son coup (là où tout humain normal aurait supplié l'amputation), il décida de laisser reposer son membre et d'utiliser sa main gauche en intérim... il saisit un morceau de la stalagmite qu'il venait de briser ("morceau" qui avait en passant les dimensions d'un tabouret), et le jeta hargneusement en direction du duo!

         Oldi et Kaito eurent à peine le temps de s'extraire de la flaque avant que la caillasse n'y coule, aspergeant une bonne moitié de la grotte de son contenu poisseux. Oldi vit soudain, à côté de lui, une vieille bouteille de vin local dont l'étiquette avait été rendue illisible par les siècles. Oubliant tout savoir-vivre, il la saisit promptement et la jeta en plein dans la face du colosse! Mais, horreur! Le projectile semblait avoir eu autant d'effet que des chatouilles sur un calamar. Pire, Taba souriait, et le vin lui dégoulinant sur la face associé à son rictus abominable donnait un résultat tellement effrayant qu'il aurait aisément pu être embauché par le subconscient pour servir dans les cauchemars.

         Et pire encore, les vapeurs alcoolisées du vin mathusalémique, loin d'étourdir le colosse, augmentèrent encore sa fureur en même temps que son tonus musculaire! Et il prouva l'instant d'après qu'il était aussi rapide que puissant. Imitant tel les gorilles les gestes de ses adversaires, il mitrailla en direction des deux apeurés, en utilisant en guise de munitions des bouteilles exposées dans une armoire derrière lui. A une cadence efficace de 2 bouteilles à la seconde, Oldi et Kaito n'eurent d'autre choix que de fuir tandis que des bouteilles explosaient derrière eux, histoire de leur rappeler de ne pas ralentir.

         Oldi et Kaito, réfugiés provisoirement derrière un tonneau, décidèrent de riposter fort. Ce n'était pas le moment d'être timorés! Une idée désespérée leur vint: leur abri allait forcément être détruit, autant qu'il serve à quelque chose. Les cales de bois situées sous la boîte à vin semblaient complètement pourries... pas à hésiter. Chacun, de leur côté, ils frappèrent dedans. Aussitôt désagrégées, le tonneau quitta son socle (détruisant au passage 486 ans de toiles d'araignées) et se mit à rouler en direction de la bête! Taba hurla...

         Hélas, tout Trouperdois le savait, il en fallait plus pour venir à bout de Taba. L'armoire à glace prit la position typique du lutteur sumo, prêt à accueillir le rouleau compresseur comme il se devait. Le tonneau prit de la vitesse... et stoppa brusquement. Une centaine de kilos, dont trois de graisse et le reste de muscle, venait de le stopper. Pis encore: la montagne souleva l'énorme masse comme elle l'avait fait du premier tonneau et, tout comme son compatriote au début du combat, le balança en direction de ses victimes. A nouveau, il explosa, tapissant la partie (relativement) sèche de la cave de centaines de litres de liquide périmé. Partout à présent gisaient bouts de bois et armatures de métal torturées, dans des flaques pourpres et poisseuses; la cave ressemblait à un champ de bataille sanglant. La seule chose qui y manquait était un ou deux cadavres, et Taba comptait bien arranger cet oubli.

         Oldi et Kaito, miraculeusement indemnes, mais vulnérables et apeurés, regardèrent ébahis le colosse invincible. Celui-ci, dans une position de mort-vivant, teint blafard et bras pendants, haletait. Les cheveux empreints de transpiration lui collant au visage, il dégagea un oeil du revers de la main et lorgna ses cibles mouvantes d'un regard torve. Le suspense était à son comble. Le colosse, subjugué par l'ingéniosité de ses ennemis, désirait-il abandonner le combat? Non, impossible, cette supposition ferait mourir de rire tout Trouperdois de base. On le savait dans la bourgade, il lui en faut plus pour qu'il se barre, Taba. Ca allait fumer.

         Taba était très, très énervé. Et le mot était -contrairement à lui- faible. Depuis qu'il avait étranglé à mains nues son premier veau à l'âge de quatre mois et pris goût à la violence gratuite, aucun être vivant qui s'était opposé à lui n'avait survécu plus de trois minutes quatre secondes... et ces deux salopiauds de touristes avaient pulvérisé son record de dix-sept secondes. Ils lui avaient fait un affront, et un affront, ça se lave... dans un bain... un bain de sang, en ce qui le concernait. Ils allaient payer.

         De rage, Taba se mit à grogner tel un animal hystéricoenragé, faisant craquer les os de ses doigts, non pas que ceux-ci soient engourdis mais afin de profiter au maximum du bruit que feront ceux de ses victimes en se brisant... Il se frappa la poitrine tel un gorille colérique, poussa un hurlement bestial... et une énorme stalactite située juste-au dessus de lui, affaiblie par les derniers évènements, chut. Elle se brisa pile sur la tête du Taba hystérique. Celui-ci se calma aussitôt. Ses yeux effectuèrent des rotations peu habituelles, il prononça quelques mots, ou du moins tenta dans la mesure où ses lèvres s'étaient amollies, puis finit par clore ses paupières en grommelant, un filet de bave lui humectant la poitrine.

         Dans un magnifique ralenti à cinq images / seconde, le colosse tomba, inanimé, sur le sol poisseux de la cave dévastée.

         Le silence était à présent total dans la grotte, à peine troublé par quelques clapotis insignifiants. La chose était vaincue... même si le combat n'était probablement pas la dernière difficulté de l'aventure, une fanfare aurait été idéale à ce moment. Le duo s'approcha prudemment du corps inerte du psychopathe, afin de s'assurer que tout danger était bien écarté.

         S'il n'y avait plus de danger du côté de Taba, il y en avait par contre au fond du couloir... à peine Oldi et Kaito avaient-ils eu le temps de souffler qu'à nouveau les ennuis se profilaient. Un bruit similaire à quatre personnes ayant des sabots aux pieds et trimbalant chacune deux ou trois outils de jardinage tranchants provenait du fond du corridor. Des lumières issues de flammes paysannes éclairaient peu à peu le couloir de sortie, et les héros eurent juste le temps de se dissimuler derrière une armoire à bouteilles avant qu'une bande de Trouperdois armés d'un bataclan assassinatoire fasse irruption sur le champ de ruines.

         - Impochiple! dit l'un d'eux, qui semblait avoir une casserole amputée de son manche en guise de casque (et c'était le cas). Ils ont eu Tapa! Ils l'ont... tué!
         - Cheche te tire tes pêtijes, echpèche d'apruti! lui répondit un autre Trouperdois, qui n'était autre que le patron du Poussin éviscéré. Il en faut pluch que cha pour fenir à pout de Tapa, il est cheulement achomé. Ch'est quand même lui qui a churvécu te cha chute tu toit te l'égliche l'an ternier, che fameux chour où il était pourré! Il finira par che réfeiller... cha peut prentre tu temps, par contre! La ternière fois, il est rechté groggy teux ponnes heures. N'empêche, che Oldi et chon copain, ils ont fait fort. Tomache qu'ils choient te loin, ils cheraient tignes t'être Troupertois.
         - Au fait, où chont-ils, ches teux comiques-là? répliqua un troisième batracien.

         Un silence gêné et quasi palpable répondit à cette question. Le mutisme était tel que le moindre bruit aurait sonné comme un coussin péteur dans une cathédrale.

         - Le pachache checret tu par! hurla le gérant du dit "par". On est là à che lamenter et pentant che temps, le pachache est ouvert! Retournons-y fite, et tépêchez-fous, pante te molluchques! Chi on les a dépachés en chemin chans ch'en rentre compte et qu'ils en ont profité pour filer, cha fa être notre fête!
         - Et Tapa?
         - Laichons-le ichi, il ne richque plus rien. Et puis che rappelle qu'il est touchours très contrarié quand il refient à lui après afoir été achomé, et qu'il frappe tout che qui est à cha portée. Chi quelqu'un feut attendre qu'il che réfeille, qu'il le tije!

         Un silence général compatissant répondit à l'affirmation, puis les gardes Trouperdois repartirent en direction du bar en brinquebalant leur attirail. La bande éloignée, Oldi et Kaito sortirent de leur cachette.

         - Ca sent mauvais, dit Oldi, bien que les Trouperdois aient quitté la salle. Ces gaillards surveillent la sortie, et ils vont sûrement avertir Thymmilou...
         - Pas de problème! dit Kaito, motivé par sa victoire. On s'en occupe! On les rejoint, on les kungfuise, on les massacre, on les armageddonise, comme l'autre, là, par terre, on...
         - Il s'est assommé tout seul! signala Oldi. Et si tu crois que ses copains...

         Oldi, soudainement, se tut. Il cligna plusieurs fois des yeux, tout en faisant une moue contrariée. Il avait exactement la même attitude qu'un enquêteur ayant remarqué un détail étrange susceptible de le mener à la clé l'énigme. Et cela pour une bonne raison: il avait, effectivement, remarqué un détail étrange.

         - Réfléchis un instant... finit-il par dire à Kaito. Tu te souviens de la largeur du passage reliant cette grotte à l'auberge? Tu penses vraiment que ce gars aurait pu passer par là?

         Kaito reluqua la colline, ou plutôt l'homme, reposant dans une flaque viticole et qui avait tenté de les massacrer quelques minutes auparavant.

         - Non, répondit-il catégoriquement après une demi seconde de réflexion. Il n'aurait même pas pu entrer dans l'auberge en la laissant intacte, il aurait fallu démolir au moins trois murs porteurs.
         - Exactement! C'est que ce souterrain a au moins une autre sortie. Et, si ça se trouve, Thymmilou avait une telle confiance en ce colosse que ce passage alternatif n'est pas, ou peu surveillé. D'autant plus que nous ne sommes pas censés connaître l'existence de ce passage...
         - Ca se tient, dit Kaito. Mais comment on va faire pour trouver cette autre sortie?

         Oldi le regarda en haussant un sourcil. Attitude typique de celui qui compte faire comprendre à un ami que celui-ci vient de dire une énorme banalité.

         - D'accord, d'accord, acquiesça Kaito, ce sera le seul tunnel de trois mètres de diamètre.

         Oldi hocha la tête en signe de compréhension. Sur ce, les acolytes partirent à la recherche de la sortie...

         Pendant ce temps, dans le château du mage Hédépargne, une grande agitation régnait, et elle était loin d'abdiquer. Cela faisait déjà un petit moment que la populace du village fouillait la forteresse à la recherche des deux touristes ennemis, et pour l'instant, les gueux faisaient chou blanc. Augustin Thymmilou, au centre de la pelouse qui était autrefois une place pavée, tapotait frénétiquement du pied. Ce geste avait pour but de calmer ses nerfs, mais pour être honnête, il aurait été plus efficace de le laisser étrangler quelques chatons. Et son moral n'allait pas s'améliorer, étant donné que le maire de Trouperdu Ernest Sessendre vint soudain vers lui:

         - Monchieur Thymmilou! Monchieur Thymmilou! cria l'édile.
         - Monsieur Thymmilou, répondit celui-ci sur un ton répugnant de dédain. Qu'est-ce qu'il y a?
         - Ch'ai... hésita un instant le maire... puis, il se reprit. Ch'ai rechu un appel des autres, au fillache. Olti et Kaito chont... pachés par les tunnels. Et ils ont eu Tapa. Ils chont à leur recherche, mais...

         Thymmilou, enragé, explosa.

         - ABRUTI! dit-il en poussant Ernest Sessendre dans l'herbe. Vous êtes tous des INCAPABLES! Qu'est-ce que j'ai donc fait au ciel?! Je m'en doutais! Dégagez-moi l'entrée de ce souterrain et plus vite que ça!
         - On fait che qu'on peut, monchieur, répondit un Trouperdois qui avait ouï Thymmilou (en même temps, il aurait fallu se trouver au moins à Naples pour ne pas l'entendre). Mais ches pierres chont fraiment très, très lourtes et...
         - Je m'en contrefiche! répondit le chef de chantier. Répartissez-vous les tâches! Une moitié reste ici et essaie de rouvrir le souterrain, une autre me suit: nous redescendons au village! S'ils sont encore dans le tunnel, il faut absolument tenter de les pêcher à la sortie! EXECUTION! Et quand je dis "exécution"...

         En disant cela, Thymmilou caressait pensivement une faux laissée là par un des villageois. Ses ordres étaient on ne peut plus clairs. Aussitôt, la répartitions des Trouperdois en deux groupes commença.

         Au même moment, un Trouperdois se trouvant sur un balcon du donjon remarqua un vieux grimoire placé dans une encoche d'une vieille stèle qui, chose étrange, semblait émettre une légère vibration. Il se dit qu'il pourrait tirer un bon prix de ce livre ancien, si seulement il arrivait à le soustraire de son socle dans lequel il était visiblement bloqué. Avec un peu de chance, le retirer de cet endroit ne lui prendrait pas beaucoup de temps. Et cela n'aurait, à première vue, aucune conséquence grave...

         Oldi et Kaito, pendant ce temps, parcouraient en sens inverse et de manière méthodique la seconde moitié du souterrain. Il fallait qu'ils soient prudents: les Trouperdois de l'auberge pouvaient resurgir à n'importe quel moment... il fallait absolument trouver une autre sortie. Il y en avait forcément une.

         Soudain, ils la virent. Dans leur course effrénée de la veille, ils étaient passés à côté sans s'en rendre compte: une ouverture, dans la paroi, aussi large qu'un pilier de pont et fortifiée à la hâte avec des bouts de bois grossièrement taillés. Ces poutres semblaient taillées à la main, et vu l'homme pour qui ce souterrain avait été aménagé, le contraire aurait été étonnant. Oldi et Kaito se regardèrent, histoire de vérifier que cette ouverture providentielle n'était pas une hallucination due aux vapeurs de vin de tantôt, puis, s'étant aperçus que ce couloir était aussi réel que leurs ongles de pieds, s'engouffrèrent dans le passage.

         Après une centaine de mètres de couloir tordus probablement dessinés par un architecte éthylique, les acolytes parvinrent devant une porte colossale. Immense, renforcée par des barres en fer et dotée d'une serrure comme une pelle à tarte, elle semblait infranchissable. Et, malheureument, elle l'était. C'est bien simple, si la Bastille avait été protégée par une porte de ce genre, la France serait actuellement sous les ordres d'un nommé Louis XXIV. Oldi caressa pendant un instant le doux espoir que la porte ne soit pas verrouillée... peine perdue.

         - Bon, dit Kaito en caressant le bois, espérant qu'un mécanisme secret y soit dissimulé. Je crois que c'est loupé. On fait quoi, à présent? On retourne dans le dépotoir Trouperdois nommé "auberge" pour s'y faire dépecer?
         - Il y a forcément un moyen d'ouvrir, dit Oldi. Une porte qui ne s'ouvre jamais, c'est idiot! Autant faire un mur. A moins que...

    Oldi examina la serrure de plus près. Il y avait une ouverture. Et qui dit ouverture dans une serrure dit...

         - Clé! hurla Oldi, faisant fi de toute prudence. Il nous faut la clé!
         - Bravo, inspecteur Oldi, dit ironiquement Kaito en esquissant un applaudissement mou. Et on la trouve où, cette clé?
         - Réfléchis, dit Oldi. Pour qui semble avoir été conçu ce passage?

         Kaito se tut. Il connaissait la réponse, mais la dire l'aurait tellement déprimé qu'il préférait réfléchir à son acte. Malheureusement, pour une bonne compréhension réciproque avec son ami, parler était indispensable.

         - Non, finit-il par lâcher, un sanglot dans la voix. Ne me dis pas qu'il faut aller la chercher sur le corps endormi du gros machin...
         - Une autre idée? demanda Oldi. Non, s'autorépondit-il. Allez, viens, il faut faire vite!

         Tous deux partirent à toute vitesse, faisant à l'envers tous les corridors qu'ils avaient emprunté(11), jusqu'à la dépouille non mortelle de Taba le colosse. Celui-ci était toujours inerte. Pour preuve: il ronflait. Couché sur le ventre, allongé dans le vin, sa respiration bruyante créait à chaque expiration une dizaine de petites bulles rougeâtres. Le spectacle aurait presque été drôle si la chose n'avait pas eu tendance à devenir psychopathe une fois sortie des bras de Morphée. Sur la poche de sa fesse droite, se découpait sous le tissu effiloché une forme irrégulière. Celle d'une énorme clé de métal.

         - Je ne touche PAS à ça, dit Kaito avant qu'Oldi ait pu lui poser la moindre question. C'est antihygiénique!
         - J'ai une idée! s'exclama Oldi. On fait ça à pierre-feuille-cis...
         - NON, coupa Kaito. Pile ou face. Définitivement, pile ou face.

         Kaito sortit une pièce d'un euro de sa poche (pièce qu'Oldi examina, étant très soupçonneux), puis la posa sur son pouce, son index prêt à expulser la petite monnaie. Kaito choisit pile, et Oldi, pour ne pas perdre la face, la choisit. Kaito fit s'envoler la pièce... puis la rata au moment de la récupération. La monnaie s'enfonça dans le vin poisseux avec un triste "bloub".

         - D'accord, d'accord! trancha Oldi, sachant pertinemment qu'ils ne disposaient pas de beaucoup de temps et que retrouver la pièce dans cette mare visqueuse demanderait au moins une décade, j'y vais! Mais si on s'en sort, tu me le revaudras, c'est moi qui te le dis. Et ça te coûtera plus qu'un simple euro...

         Kaito, courageusement, alla encourager son ami d'une quinzaine de mètres plus loin. Oldi s'approcha prudemment de la montagne ronflante, marchant sur la pointe des pieds dans la flaque de vin entourant le colosse. Il se trouvait à présent au niveau des troncs d'arbres couverts de tissu qu'on serait vaguement tenté d'appeler "jambes". Là, tout près, la clé lui tendait ses dents. Oldi, surmontant sa peur et son dégoût, tendit le bras avec la lenteur d'un aï et fourra sa main dans la poche postérieure du machin affalé. Tentant de ne pas penser à ce qui se dissimulait sous ces quelques millimètres de tissu fragile, il palpa de plus en plus profond... soudain, un objet froid: la clé.

         Cherchant à tâtons une bonne prise sur la chose métallique, Oldi parvint à l'agripper de manière (à peu près) stable. Il restait à récupérer cette fameuse clé sans que Goliath ci-gîsant ne se réveille. La tension dans l'air était palpable, on aurait pu s'y cogner... avec pour seul fond sonore les ronflements du géant et les battements de son propre coeur, Oldi, millimètre par millimètre, retira avec une délicatesse de xylophoniste l'objet tant convointé. Plus que quelques centimètres... un centimètre... plus rien.

         Victoire! La clé était à l'air libre! Oldi brandit son trophée en direction de Kaito avec un sourire de vendeur Darty, mais assez curieusement, son compagnon semblait ne pas partager son allégresse. Pour tout dire, Kaito avait les yeux aussi écarquillés que ceux d'une chouette cocaïnomane, et regardait en direction d'Oldi en tremblotant.

         Oldi comprit bien vite pourquoi. Il ne percevait que les battements de son propre coeur... et plus du tout les ronflements de Tapa. Pour la simple et bonne raison que celui-ci était réveillé. A moitié dans les pommes (et le raisin), il se réveillait néanmoins; il tourné sa tête et regardait Oldi d'un regard de tigre du Bengale. Il émit un grognement.

         Puis, sans prévenir, il tendit le bras et tenta d'attraper Oldi! Celui-ci, par miracle, parvint à éviter le membre-piège en effectuant un saut de côté. Taba était, contre toute probabilité, en bonne santé, et, en accord avec toute probabilité, très en colère. Il tenta péniblement de se relever, mais dans cette pièce transformée en piscine pour ivrogne, cela lui était pour le moins difficile... profitant de ce répit inespéré, Kaito et Oldi foncèrent dans les couloirs! Pas de temps à perdre! Ils avaient vu Taba à l'oeuvre: les choses sur cette Terre capable de le stopper devaient se compter sur une main d'une de ses victimes. Il ne fallait pas traîner.

         - GROAAAAAAAAAAAAAAAR!!! hurla Taba en furie.

         Il était indispensable à leur survie qu'Oldi et Kaito arrivent à la porte avant le géant. S'il les ratrappait avant... ils préféraient ne même pas y penser. Mais un autre problème attendait les compères: alors que, haletants avec leur précieux chargement, ils venaient de rejoindre l'intersection où s'ouvrait le couloir menant à la fameuse porte verrouillée...

         - LES FOILA! hurla le patron du Poussin éviscéré, accompagné de ses sbires à épées multi. Che fous afais pien tit qu'ils étaient encore tetans!
         - Regartez, ils ont la clé! cria un autre Trouperdois.

         Oldi et Kaito, paniqués, accélérèrent encore en direction de la porte de sortie. Heureusement, gênés par leur attirail, les Trouperdois se traînaient lamentablement; mais il était inutile de se réjouir pour autant car, du fond du couloir menant au château, des pas lourds à déraciner des réverbères résonnaient: Taba s'était relevé, et avait visiblement repris du poil de la -c'est le cas de le dire- bête! Après des mètres qui leur semblèrent des années-lumière, le duo arriva à la porte close. La main tremblante, Oldi plaça la clé dans la serrure et la tourna... elle résistait... ils s'y mirent à deux... miracle: la porte s'ouvrit!

         Mais derrière eux, une horde hystérique venait d'apparaître: un groupe de Trouperdois dont la moitié de la masse musculaire était réunie dans un seul de ses membres venait de jaillir du fond du couloir, vision apocalyptique et hurlante toute droit sortie du Pandémonium! Kaito passa la porte en premier, emportant la clé au passage, Oldi le suivit et, une fois de l'autre côté, claqua la porte. Dans le tunnel, les gueux en furie ne devaient être qu'à quelques mètres de l'huis... Kaito lança la clé à son compagnon...

         Et, avant l'instant fatidique, Oldi clôt la serrure.

         Contre l'huis, Taba tapa, de toutes ses forces. La porte était solide (étant donné que son propriétaire ne connaissait pas franchement la notion de douceur), mais face à une centaine de kilos de viande hystérique, elle ne ferait pas long feu. Oldi et Kaito soufflèrent un instant, puis, haletants et pleins de sueur, montèrent quatre à quatre l'escalier gondolé qui s'offait à eux.

         Ils aboutirent dans une cabane de jardin aux dimensions d'une chambre d'ami, d'un ami très cher. A l'extérieur, enfin, l'air libre... une petite place, recouverte de pavés grossiers taillés à la serpe et envahis d'herbes folles. Sur un des murs de briques cernant l'endroit, des traces rougeâtres suspectes. Le jardin de Taba, sans aucun doute. Oldi, observant le paysage réduit qui s'offrait à lui, tiqua; quelque chose le dérangeait. Etait-il, avec Kaito, resté dans ces souterrains durant toute une journée? La place baignait dans une lueur crépusculaire... Oldi jeta un coup d'oeil éphémère à sa montre: il n'était même pas midi.

         Lui et Kaito levèrent lentement les yeux au ciel. La lueur de DI-NI-KET 07111988, l'astéroïde meurtrier, emplissait toute la région de ses rayons orangés. Le point lumineux en lui-même avait triplé de taille depuis l'aube, comme un deuxième soleil; tout indiquait que la collision stellaire était imminente. Oldi et Kaito acquiéscèrent d'un regard: ils allaient devoir être très véloces pour achever le rituel. En espérant que personne au château du mage Hédépargne n'ait touché à la potion ou au grimoire...

         En se servant d'une charrue moussue comme piédestal, les compagnons escaladèrent le mur d'enceinte de la triste cour, pour atterrir dans une des rues atrocement pavées de Trouperdu. Il fallait dans les délais les plus brefs trouver la place du village où siégait la dodécapotence, et donc la troisième gaïere. Ils coururent.

         A gauche... une autre rue. A droite! Toujours une de ces atroces et vides ruelles. Gauche? Droite? Gauche! Un passage serré... un passage sous une arche ancienne...

         Et, soudain, au sortir d'une ruelle humide, un grand espace, baignant dans la lueur apocalyptique de l'astéroïde. A droite, l'objet tant convoité: la dodécapotence. Et, dans la rue à l'autre extrémité de la place, une colonne de plus d'une centaine de Trouperdois, avec Thymmilou à sa tête.

         - LES VOILA! hurla Thymmilou en montrant le duo d'un doigt d'inquisiteur. Attrapez-les! Et vite!

         La foule de croquants poussa un hurlement collectif bestial et galopa de tous ses sabots en direction de leurs deux cibles touristesques. Oldi et Kaito utilisèrent leurs dernières forces pour entamer cet ultime sprint en direction de l'engin de mort. Indifférents aux cris derrière eux, indifférents à leurs muscles qui demandaient grâce, indifférents à la lueur surnaturelle qui grossissait dans le ciel, ils approchaient de la chose assassine... au fur et à mesure que la dodécapotence venait à leur rencontre, ils distinguaient plus clairement les détails des pierres composant sa base... l'une d'elles se différenciait des autres... la gaïere. Les poursuivants étaient proches... mais c'était jouable.

         - Et si jamais, dit Kaito entre deux halètements, le fait de déplacer la gaïere avait... une incidence sur le bon déroulement du sortilège?
         - On va le savoir tout de suite, rétorqua Oldi en essuyant la transpiration de son visage.

         Oldi jeta un dernier coup d'oeil rapide à la masse flamboyante qui empourprait le ciel, aux Trouperdois en furie à quelques mètres, et sauta sur la stèle.



         Le sortilège fonctionnera-t'il? Oldi et Kaito arriveront-ils à s'en tirer? Vous le saurez en lisant le dernier chapitre de l'histoire du livre Hédépargne, en ligne dans une semaine sur Oldi Land! Soyez prêts!

     

     

     

    (9) Taba est son vrai nom, "Tapa" étant celui-ci prononcé avec l'accent Trouperdois. Au cas où un doute subsisterait, et pour que vous ne manquiez pas un calembour atroce imminent.

    (10) Calembour atroce cité dans la note précédente ("le passage à Taba", ha ha!). Euh, bon.

    (11) ce qui donne: "étnurpme tneiava sli'uq srodirroc esl suot".


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  • RESUME DES EPISODES PRECEDENTS:

    Oldi et Kaito sont tout près de mettre fin à la malédiction qui les tient en haleine depuis un petit moment déjà. Pour cela, il leur a toutefois fallu retourner dans l'hostile village de Trouperdu, plus précisément dans les ruines du château du mage Hédépargne, lieu enclin à la bonne préparation de la potion. Mais, hélas, s'étant enfermés dans le château après avoir été poursuivis par les populaces trouperdoises, ils doivent terminer la préparation de la potion en utilisant des gaïeres, stèles dotées de pouvoirs magiques... et une de ces stèles se trouve sur la place du village, en territoire hostile, incluse dans la dodécapotence! Et, comme si ce n'était pas suffisant, les compères sont poursuivis par Augustin Thymmilou, le milliardaire psychopathe, bien décidé à les transformer en carpaccio. Et le dit Thymmilou, à force de belles paroles, a réussi à s'allier avec les Trouperdois et à les convaincre de mener une attaque contre le château...


     



         - Hey, Oldi! Fini le dodo! Y'a urgence! DEBOUT!!!

         Oldi, qui venait de sortir d'un rêve assez étrange incluant des escargots polonais et des tomates en cage, ouvrit les yeux. Il aurait bien réclamé, pour ce faire, une paire de crics, mais la mine affolée de Kaito qu'il devinait à travers ses pupilles enfloutées lui montrait bien que l'heure n'était pas au confort futile. Il l'ignorait, mais sa mine à lui n'était pas non plus spécialement encline à exprimer la joie de vivre, mais pour d'autres raisons, entre autres ses cheveux évoquant le champ de poireaux après décès du jardinier, et sa veste-oreiller qui lui avait dessiné la carte de New York sur le visage. Il agrippa ses binocles sacrées qu'il posa religieusement sur son nez enrhumé, ce qui lui permit de voir sans floutage inadéquat un détail environnemental qui, effectivement, avait de quoi susciter l'inquiétude.

         Dans les trous de ce qui devait autrefois être le toit de la salle où lui et son compagnon avaient dormi, se dessinait, à travers les nuages violacés du ciel de l'aube montagnarde, une lueur. Une lueur vive, légèrement orangée, qui ressemblait fort à une étoile. Oldi, l'esprit embrumé par son sommeil d'austère lit, ne comprit pas tout de suite de quoi il retournait. Dix secondes plus tard, ses neurones blafards se reconnectèrent petit à petit, et il se remémora qu'un astre, en général, ne se voyait pas en plein jour à quelques exceptions près. Et cinq autres secondes après, il se souvint quelle était exactement l'exception à laquelle il était visiblement confronté. Il bondit.

         - L'astéroïde! beugla-t'il, faisant pour la première fois depuis fort longtemps trembler les murs du château. Il se rapproche! Et tu me laisses dormir, nididji!!! Il faut d'urgence finir notre travail!

         Kaito regarda Oldi avec des yeux ébahis, d'un air hagard à mi-chemin entre la béatitude incompréhensible et l'incompréhension béate. Il n'aurait pas fait une tête différente si on lui avait annoncé que ses parents biologiques étaient des flamants roses. Il leva la tête, observa l'astre maudit à travers la charpente défoncée, remit sa tête en position standard, lorgna Oldi à nouveau et cligna des yeux, deux fois. En fait, il venait lui-même de découvrir la lueur céleste; visiblement, il y avait eu confusion.

         - Euh, oui, aussi, acquiesça-t'il après un silence. Mais, en fait de châtiment divin venu du haut, c'est plutôt les humains du bas-peuple que je redoute(1). Regarde!

         Kaito saisit Oldi par le bras et l'emmena à l'extérieur de la pièce, jusqu'à une rangée de mousse vaguement crénelée. Par-delà le fossé profond entourant le château, s'alignaient sur la falaise tentes, constructions hâtives de bois, engins de siège (tels que des chaises), des armes diverses recouvrant deux mille ans d'Histoire en allant du gourdin primitif aux tromblons rouillés, des outils agricoles reconvertis en armement, des feux de camps avec marmites où bouillonnaient des mixtures pestilentielles, et une populace vile et l'air plutôt hargneuse. Les Trouperdois... visiblement, ils avaient envie de faire gicler le sang, de tuer hargneusement, d'hémoglobiner de riants pâturages et d'abreuver des sillons avec du sang impur. Et au vu de l'emplacement de leur attirail assassinatoire, il n'était "guerre" difficile de deviner leur cible. Oldi et Kaito s'abaissèrent pour observer les meurtriers à travers une meurtrière, sans être vus dans la mesure du possible. Une grande agitation régnait dans ce camp nouvellement apparu; les assauts sanguinaires devaient être prévus à une heure imminente.

         - Va vite chercher les jumelles, dit Oldi. J'ai ma petite idée sur ce rassemblement...

         Kaito lui obéit, partant en trottinant dans les herbes et revenant de la même démarche quelques secondes plus tard avec l'objet optique. Oldi s'en empara et scruta la foule assiégeuse, à la recherche de celui qui devait être responsable de ce brusque intérêt des Trouperdois pour les manoeuvres militaires. Rapidement, il trouva l'objet de son intuition: Augustin Thymmilou, au milieu des villageois affairés, discutant ferme avec le maire Ernest Sessendre. Ne sachant pas lire sur les lèvres, Oldi ne put pas suivre leur conversation, ce qui n'était pas un mal en soi puisque celle-ci ne lui aurait probablement pas remonté le moral.

         - Une heure?!? rugit le milliardaire. Mais enfin, c'est dément! Ne me dites pas qu'il faut encore tout ce temps pour construire un bête pont mobile!
         - On fait che qu'on peut, monchieur Thymmilou, répondit Ernest, apeuré et complètement à la botte de l'hystérique. On n'a qu'un cheul frai menuichier tans le fillache, alors cha prend tu temps, éfitemment. Téchà que nous afons tû tétruire pluchieurs te nos capanes te chartin pour les poutres, ainchi que le garache tu fieux Alphonche, et les apris au pord tu lac Apoulquaud, et...
         - Je m'en moque de vos problèmes d'abris côtiers(2)! postillonna Thymmilou. Nous aurions dû attaquer avant le lever du soleil, votre inefficacité mène mon... notre plan à la ruine! Nous perdons l'avantage stratégique!
         - L'afantache chtratéchique? répéta Ernest Sessendre en se grattant la tête au grand dam de sa faune capillaire. Mais ils ne chont que teux cheunes, qui...
         - ...sont capables de tout, compléta Thymmilou. Pour le pont mobile, je vous donne trente minutes, précisément. Au-delà, je ne tolèrerai plus le moindre coup de marteau, excepté dans les parties génitales de nos adversaires. Et si je vois quelqu'un durant ce délai faire quelque chose ne concernant pas le montage de nos engins de siège, il aura affaire à moi, et en ce qui concerne la sévérité de mes punitions, je me contenterai de dire que je n'ai jamais pleuré devant Bambi... je veux, que dis-je? J'exige que pas un de vos abrutis de citoyens n'aille au toilettes sans emporter avec lui trois planches et une scie sauteuse, et qu'importent les blessures douloureuses car, je le dis tout net, je m'en ficherai comme de ma première gastro-entérite(3)! Compris?

         Ernest Sessendre baissa les yeux tel un gamin pris en flagrant délit de vol de confitures, puis retourna vaquer à ses occupations. Thymmilou resta sur place, se pinçant l'arête du nez (pour se concentrer ou pour éviter les effluves trouperdoises, difficile à dire), puis s'engouffra dans une tente afin de méditer.

         - C'est bien ce qu'il me semblait... Augustin Thymmilou en personne! expliqua Oldi à Kaito. Ce qu'on pouvait craindre de pire est arrivé: il s'est allié avec les Trouperdois.
         - C'est pas la joie, conclut Kaito d'un ton las. Qu'est-ce qu'on fait? On ne peut pas se battre contre tout un village! Les scriptophages, d'accord, les chapelles high-tech, d'accord, les filles de riche pourries gâtées, passe encore, mais des centaines de paysans armés des sabots aux rouflaquettes, non!

         Oldi acquiesça en silence. Après un bref instant de réflexion, il suggéra de voir exactement à quelle armée les compagnons avaient affaire. Histoire de voir s'ils avaient une chance de s'en tirer avec plus de la moitié de leurs organes encore fonctionnels.

         Afin de juger de la situation, Oldi et Kaito montèrent au sommet du donjon poussiéreux dominant le château, un endroit stratégique qu'eussent acclamé les plus grands archers, tels que Guillaume Tell, Robin des Bois ou Jacques Crozemarie(4). En effet, depuis cet endroit, ils pouvaient avoir une vue d'ensemble du château et de ses alentours. Et le spectacle n'était pas vraiment réjouissant: les Trouperdois étaient plus nombreux que prévu. Le village, en bas de la vallée, devait être quasiment vide. La forteresse était entourée de tous côtés par les engins de guerre les plus variés, du fusil au bélier (une arme de légionnaire), et par un nombre de personnes largement suffisant pour les manipuler. Ils étaient cernés.

         - Pas terrible... vraiment pas terrible, minimisa Kaito. Regarde, là, en bas: ils construisent un pont mobile pour pouvoir entrer. S'ils nous rejoignaient, ce serait...

         Il se tut. Un mot venait de lui venir à l'esprit, idem pour Oldi: "trappe".

         Oldi et Kaito descendirent en quatrième vitesse les escaliers moussus, au risque de se casser une jambe toutes les marches et demi. Ils constatèrent avec soulagement, arrivés en bas, que la trappe par laquelle ils avaient pénétré dans la citadelle était toujours là, intacte. Mais certaines des pierres que les compagnons avaient placées la veille pour condamner le passage avaient légèrement bougé, signe que quelqu'un avait vainement tenté de soulever la masse par le dessous.

         - C'est bon! soupira Oldi. Visiblement, ils ont essayé de passer, mais ils ont vite lâché l'affaire. Aucun risque qu'ils n'entrent par là. Mais ils en ont sans doute profité pour poster des sentinelles au cas où ont voudrait filer à l'anglaise...
         - Oui, donc nous sommes bloqués. Comment ressortir, si ce n'est pas la passerelle qu'ils vont mettre en place? Tu nous vois, empruntant ce pont avec en face des centaines de personnes qui ne veulent pas que tu l'empruntes -même si tu jures de le rendre?
         - Euh... j'admets que ça pose problème. A moins que... euh, non. Euh, attends...

         Visiblement, Oldi cogitait dur. Il tournait en rond comme possédé par l'esprit d'un derviche, se tapotant le front pour activer les neurones amorphes qui logeaient au-dessous.

         - JE SAIS! cria-t'il, tout frénétique. Ecoute: on est assiégés, d'accord? Thymmilou nous veut, c'est un fait, les Trouperdois aussi, eux et l'abominable se sont donc alliés, ils ont voulu entrer dans le château par le passage souterrain, ça n'a pas marché, alors ils nous sortent le grand jeu, ils construisent une passerelle, et dès qu'elle sera finie ils attaqueront le château, on pourrait dégager l'entrée du souterrain et partir par là, mais comme je l'ai dit avant, ils ont sans doute mis une surveillance en place, mais la surveillance, c'est si on veut partir en douce uniquement, donc voilà mon idée: on fait croire aux Trouperdois qu'on ne veut pas fuir, mais se battre contre eux, avant qu'ils ne mènent leur assaut, nous, depuis notre château, on les harcèle, on les nargue, on leur bazarde tout ce qu'on a sous la main avec de la haine dans les yeux pour faire plus vrai et on leur dit que nous ne sortirons que par la volonté du bas-peuple ou la force des baïonnettes, ils se fâchent, ils s'y mettent tous pour nous taper dessus, par conséquent la surveillance du souterrain se relâche, et quand l'assaut est mené on en profite pour filer en douce avant qu'ils aient compris. Voilà. Voilà! Voilà...

         Oldi respira. Enfin. Kaito, qui était parvenu par miracle à comprendre l'explication malgré sa syntaxe affreuse qui n'était vraiment pas caractéristique de son ami, haussa un sourcil sceptique et finit par lâcher platement:

         - Sans vouloir te vexer... j'y crois pas trop.
         - Je te ferai remarquer, dit Oldi avec un zeste de vexation dans la voix, que c'est le seul plan qu'on a. Comme toujours, finalement. Mais il faut bien le mettre en oeuvre si on veut avoir une chance de réussir. Laisse-moi réfléchir...

         Oldi monta sur un proche muret, du haut duquel il avait une vue d'ensemble de la cour du château. D'un regard de caméra de surveillance, balayant toute la construction, il pensait. Sa matière grise venait d'atteindre un niveau d'agitation que l'on ne croise plus guère que chez les bébés secoués, tentant d'améliorer un plan déjà désespéré à l'origine. Oldi resta là, statue cogitante sur son piédestal effrité, puis, soudain, il bondit sur le sol en ordonnant méthodiquement:

         - Okay, je vois le topo! Kaito, tu vois la herse, là-bas? Tu la fermes, et bien!
         - Mais, ça ne les bloquera pas, ils pourront passer à côt...
         - Tu la fermes(5)! Et il y a une autre herse, là-bas, tu fais pareil. Moi, je me charge du reste.

         Oldi alla examiner l'entrée du souterrain, plus précisément un reste de colonnette à proximité de la dite entrée. Il essaya de dégager des pierres de la structure: celle-ci, peu solide et visiblement construite à la va-vite, n'était guère résistante. Dégageant méthodiquement quelques caillasses, il mit celles-ci de côté, en tant que réserve de munitions. Kaito, obéissant aux ordres de son compagnon, abaissa les herses que son ami lui avait désignées, sans comprendre toutefois où il voulait en venir... mais Oldi était si frénétique que la moindre question l'aurait mis en rogne.

         Le maudit, sans mot dire, prit le grand sac de toile que lui et son compagnon avaient amené, et en déchira une large bande, qu'il noua au pied du piler qu'il avait amputé à l'instant de plusieurs de ses briques. Enfin, toujours dans un silence digne d'un moine, il observa la place que lui et son compagnon avaient "arrangé" selon un schéma inconnu à part de lui seul. Puis il monta sur un des murs cernant la forteresse, face au camp des Trouperdois, et expulsa de sa bouche les paroles qu'il avait économisées en un seul cri, bref mais venant du fond du coeur:

         - HEY, BANDE DE BLATTES!

         Tous les Trouperdois à portée de voix d'Oldi regardèrent en direction de la tour d'où provenait l'insulte. Insulte dans laquelle ils s'étaient tous identifiés, soit dit en passant. Thymmilou et Ernest, qui devisaient sur l'avancée des opérations, entendirent eux aussi le beuglement vulgaire et inattendu; le milliardaire réprima difficilement un juron similaire.

         - C'est pas pour dire, continua Oldi sur le ton de l'ironie, mais moi et mon pote on aimerait bien sortir de ce château, on s'ennuie un peu. Mais c'est franchement dur de trouver un passage praticable: pas glorieux, les ponts et chaussées de la région! Pour tout dire, on voulait se fabriquer un pont, mais vous nous facilitez le boulot! Quand vous aurez fini, mettez-le en place et laissez-nous sortir, okay? Mais n'oubliez pas de le désinfecter avant.

         Les quelques Trouperdois qui connaissaient le mot "désinfecter" grognèrent.

         - Nan, sérieusement, continua Oldi (tandis que, derrière lui, Kaito sanglotait). Je pense que vous ne nous laisserez pas sortir en paix, n'est-ce pas?

         En guise de réponse, trente-deux fourches, sept râteaux et quatorze serpes se dressèrent. Un synonyme complexe de "baston" en langage des signes.

         - C'est bien ce qu'il me semblait. Dans ce cas, j'ai l'honneur de vous annoncer que mon ami et moi nous engageons le combat.

         Oldi saisit une des caillasses qu'il avait soigneusement mises de côté lors de sa liposuccion de colonnette, et le bazarda en direction des populaces assassinatoires. Le parpaing, lancé avec précision, fit un vol plané nanti de sept saltos arrière au-dessus du ravin cernant le château, et atterrit dans l'herbe avec un plof moelleux. Il n'atteignit aucune cible particulière, mais symboliquement, inaugurait la guerre Oldi-Kaito/Trouperdois-Thymmilou. Les villageois étaient, depuis quelques heures, abrutis par les ordres du dit Thymmilou, et certains commençaient à se demander sérieusement à quoi rimait tout le travail qu'ils avaient effectué avec tant de sueur. Mais cette brique insultante avait ravivé en eux cette fameuse haine des touristes typique du Trouperdois moyen, et ils ne désiraient plus qu'une chose: discutailler avec leurs cibles à coups de gourdin et d'outils de jardinage.

         - Hé bien, ch'est clair, dit Ernest Sessendre en avalant une gorgée de salive. Ils che f**tent te nous, ches chales mioches! Ils l'auront foulu! Mais... monchieur Thymmilou... fous n'afiez pas tit qu'ils echaieraient chûrement te ch'enfuir par le chouterrain?
         - C'est ce que je croyais, avoua Thymmilou. Ils ont peut-être essayé mais fait demi-tour... non, c'est grandement improbable. Avec la surveillance que j'ai mise dans le souterrain, ils se seraient fait attraper, et nous en aurions été informés. Car vous êtes en communication avec les gardes, je crois, mon cher Ernest?
         - En effet... che peux les appeler pour férifier, chi fous foulez.
     
         Ernest Sessendre prit un talkie-walkie, modèle abandonné par feu un touriste de nombreuses années auparavant, et appela un de ses compagnons, plus précisément le barman du Poussin éviscéré:

         - Hey, p'tite tête? Ch'est Ernecht. Tis-moi, est-che que quelqu'un a echayé te pacher tans le chouterrain?
         - Pas le moins tu monte, che fiens de foir Tapa, il n'a rien remarqué te chuchpect. Et il a l'ouïe fine, Tapa! Chi quelqu'un n'avait fait qu'oufrir la trappe tu château, il l'aurait chu tout te chuite.
         - T'accord... merchi pour l'info.
         - A ton cherfiche. Tis, on ch'ennuie, ichi, tu chais. On pourrait pas fous rechointre, fous autres au château? Un peu te téfoulement nous ferait tu pien.
         - Euh... on ferra, on te recontacte ch'il y a tu neuf.

         Ernest désactiva son grésillant engin. Thymmilou, qui avait suivi la conversation, se mit à réfléchir.

         - C'est étonnant... pourquoi n'ont-ils pas au moins essayé de passer? C'est leur seule issue.
         - Peut-être, hasarda Ernest Sessendre, que le pachache est fraiment pouché; le château est chi fieux, quelque choje a très pien pu ch'écrouler chur la trappe.
         - Ou bien ils se sont doutés de quelque chose! En tout cas, même si vos compagnons ont le désir primaire de se défouler, qu'ils ne bougent pas de leur poste, d'accord?
         - Même pas le parman et ches copains? hasarda Ernest. Fous chavez, Tapa est très efficache...
         - Je n'en doute pas.
         - ...fous ne penchez pas qu'il cherait chuffijant pour churfeiller le chouterrain? Il prend cha michion au chérieux et...
         - J'ai dit: NON. Ils restent TOUS là, en bas. C'est clair?

         Ernest comprit qu'insister serait inutile. C'était officiel: l'assaut serait mené sur le château d'Hédépargne.

         - C'est officiel, l'assaut va être mené sur le château d'Hédépargne! jouissait Oldi. Je suis assez content de moi. Beau discours, non? Il n'y a plus qu'à passer le temps en attendant l'attaque. Autant être productifs et leur bazarder ces pierres que j'ai judicieusement mises de côté, non?

         Kaito ne répondit pas. Non pas qu'il n'ait pas eu envie de parler, c'était même plutôt le contraire. Ayant bénéficié durant sa jeunesse d'une éducation exemplaire dont la rectitude pourrait servir de fil à plomb, il cherchait en fait le moyen d'exprimer ses pensées à Oldi sans mots vulgaires et sans attaque physique. Après un silence de quatre secondes -délai durant lequel il s'imaginait écrabouillant des escargots, histoire de se calmer les nerfs- il parvint à articuler d'une langue tremblotante:

         - De quoi passer le temps? Mais mais mais, j'ai une idée... n'avait-on pas une potion à préparer?

         Oldi écarquilla les yeux. Histoire d'enfoncer le couteau dans la plaie, Kaito rajouta:

         - Monsieur Oldi, le grand stratège, avait-il prévu dans son plan un délai suffisant pour préparer la fameuse potion, avant d'exciter les sanguinaires d'en face?

         Oldi expulsa un juron que la loi de septembre 1946 nous interdit de reproduire ici, puis il courut sans piper mot en direction du sac de toile contenant toutes les affaires du duo. Kaito le suivit en traînant les pieds, arrachant quelques mottes d'herbe pour expulser l'énervement qui bouillonnait encore en lui.

         - Quel abruti, quel abruti, quel abruti! répéta Oldi tel un gramophone bloqué tout en déballant sur l'herbe le contenu du sac. J'avais oublié ça... décidément, je fais n'importe quoi quand je crois avoir une bonne idée! Kaito, trouve-moi le grimoire et lis-moi la recette pendant que je prépare le matériel et les ingrédients...
         - J'espère, sincèrement, qu'on aura le temps de tout faire. Toi qui as déjà lu attentivement la recette, tu estimes qu'il faudrait combien de temps pour la faire?
         - Je dirais... une vingtaine de minutes, environ.

         - Alors, mes braves! Je venais aux nouvelles. Le travail, ça avance?
         - Chuper, monchieur Thymmilou. T'ichi un quart t'heure, on aura fini.

         Inutile de dire que l'agitation avait atteint son apogée dans les deux camps. D'un côté, on aiguisait des fourches, on rabotait des gourdins, on vérifiait l'état de ses couteaux de cuisine et on s'envoyait un peu de gnôle derrière le foulard histoire de se donner chaud aux organes internes; de l'autre, on jetait dans une marmite remplie d'eau tiédasse en voie de réchauffement des ingrédients variés. Fruits, légumes, herbes diverses, sans oublier les trois fameux ingrédients qui avaient valu à Oldi et Kaito tant de périls: bolet Rodravel, poudre d'os de boîte crânienne de cyclope méditerranéen, et rubis. A l'ajout du premier de ces trois ingrédients, la mixture devint pourpre. Pour le second, jaune à reflets mordorés. Enfin, à l'ajout du rubis, elle arbora toutes les couleurs du spectre chromatique, jusqu'à ce qu'Oldi la touille avec une barre d'argent (indiquée par le grimoire) et qu'elle affiche à la suite de cela une uniforme couleur rouge sang.

         - C'est bon, soupira Kaito, la couleur correspond. Et on a fini en avance. Bien, suite des opérations?
         - Il faut placer les ingrédients sur les gaïeres, commença Oldi. La potion dans celle sur la muraille, là-bas, et le livre Hédépargne sur celle du balcon du donjon. La troisième, on verra ça plus tard... bon, il est temps que je t'explique ce qu'on a fait avant, avec les herses, et tout ça... pour être sûrs que les Trouperdois attaquent, on va continuer de les narguer jusqu'à ce qu'ils entrent dans le château. En fermant les herses, on leur a allongé le chemin entre l'entrée de la forteresse et celle du souterrain. Donc, une fois qu'ils auront pénétré dans la cour, on partira dans le passage secret, et on le condamnera! Tu vois la corde que j'ai fixée au pilier? Je l'attacherai à la trappe quand celle-ci sera ouverte, et en la refermant, la colonnette s'effondrera dessus en condamnant l'entrée! Résultat: les Trouperdois nous verront encore les humilier lorsqu'ils entreront dans le château, et une fois à l'intérieur: personne! J'imagine leurs têtes, surtout celle de ce cher Thymmilou! Le temps qu'ils comprennent qu'on a pris le souterrain, on aura, j'espère, eu le temps d'atteindre la troisième gaïere. Je suis impatient de revoir la dodécapotence! (un silence) ...je ne pensais pas dire ça un jour. Bon, allons placer les ingrédients! Ne perdons pas de temps! Charge-toi du livre Hédépargne, moi, je transporte la potion magique.

         Oldi et Kaito prirent chacun leur objet fétiche, et ils partirent chacun de leur côté. Oldi alla verser la potion dans la gaïere de la muraille, et Kaito monta les escaliers en direction du balcon du donjon. Mais, là, une vision terrible l'attendait. Il disposait, de cet endroit, d'une magnifique vue plongeante sur le campement des Trouperdois, et le pont mobile que ceux-ci étaient auparavant en train de monter était en place, et prêt à être adéquatement positionné. Un simple ordre de Thymmilou et l'attaque du château aurait lieu dans la minute.

         Le livre magique placé, Kaito redescendit les escaliers quatre à quatre pour avertir son compagnon. La phase suivante du plan allait devoir être avancée.

         - Oldi! cria-t'il, trois fois de suite histoire d'être certain d'avoir affaire au bon interlocuteur. Ils sont prêts à attaquer!
         - Déjà? demanda celui-ci en jetant au loin sa marmite vide. Ils sont plus rapides pour faire ce genre de choses que pour évoluer intellectuellement... remarque, avec un chef comme Thymmilou, on devait s'attendre à tout. Bon, allons les narguer une dernière fois, histoire de leur montrer qu'on est toujours là et qu'on ne les a pas oubliés. J'espère qu'ils ne nous en voudront pas pour notre absence.
         - J'approuve, mon cher. J'approuve...

         Dans le campement, la tension était à son comble. Tous les Trouperdois attendaient l'ordre de Sessendre ou de Thymmilou qui leur permettait de réaliser leur rêve secret: mener un assaut sanguinaire en toute légalité.

         - Ch'echpère qu'ils chont touchours là, dit Ernest en tripatouillant un de ses boutons de manchette.
         - Ils le sont, rétorqua Thymmilou. Vous avez vu cette fumée? Je ne sais pas ce qu'ils cuisent, mais ça m'étonnerait qu'ils l'aient laissé sans surveillance.
         - En tout cas, che...
         - Joli pont, n'est-ce pas? dit soudainement une voix.

         Cinquante-sept yeux se tournèrent en direction du château d'Hédépargne(6). Là, accoudés mollement à une muraille, flemmardaient Oldi et Kaito -les touristes traqués, la cible de tout un village- aussi discrets qu'une crise de rire pendant une oraison funèbre. Apparemment indifférents à l'hystérie locale qui pourtant les concernait, ils lorgnaient le paysage d'un oeil quasi-amorphe. Ils auraient regardé passer des canetons au bord d'un lac qu'ils n'auraient pas eu une attitude différente.

         - Quoi, cette passerelle? répondit Oldi à son ami Kaito en désignant du doigt le fatras de planches informes. Oui, pas mal. Assez primaire, je dois dire, mais évidemment, ça a son charme.
         - Dites, demanda Kaito, votre attaque, là, ça vient? Pas qu'on s'impatiente, mais...
         - On arrife! hurla un Trouperdois, une bouteille à la main. Et fous feriez mieux te fous planquer, chinon cha fa chier pour fous!
         - Ca va scier? feignit Oldi. On veut nous tuer avec une scie? Vu la bouteille que tu tiens à la main, ce sera pas la scie rouge de sang mais plutôt la scie rose du foie, mon poivrot ami... ah non, pardon, ajouta Oldi après pseudo-explication de Kaito, c'est pas "scier"! C'est pas scier-vident, votre accent, il faut dire...

         L'énervement chez les Trouperdois avait atteint son paroxysme. Une des meilleures manières pour un touriste d'énerver un Trouperdois, juste après lui dire que l'on refuse ses propositions de mariage, est de faire des commentaires sur l'accent local. Cette fois, les habitants de la bourgade allaient oublier toute notion d'éthique et laisser rugir la bête velue qui se dissimulait en chacun d'eux, pas bien loin sous la surface, il faut le dire.

         - C'est pas tout ça, mais on aimerait bien que l'attaque commence, histoire de tester notre arme secrète... déclama Kaito d'un ton mi-impatient, mi-stérieux.

         Un murmure d'inquiétude parcourut la populace paysanne. Une arme secrète? Il fallait s'attendre à tout... et les volutes de fumée aux couleurs changeantes qui avaient émané de la forteresse durant le quart d'heure précédent n'auguraient rien de bon. Arme chimique extraterrestre? Souvenirs du KGB? Gastronomie anglo-saxonne? Un Trouperdois un peu plus hardi que ses compatriotes hasarda:

         - Une arme checrète? Quelle arme checrète?
         - Ahâââââ! répondit Kaito d'un ton enfantin en agitant l'index. Si on le dit, ce ne sera plus un secret, petit fripon!
         - Voyons, mon ami, soyons fair-play! dit Oldi avec une moue répugnante. Nous nous faisons la guerre comme au Moyen-Âge, et à cette époque, on avait encore la notion d'Honneur, avec un grand H, précisa Oldi pour les nombreux Trouperdois croyant que le mot s'écrivait auneur (ils pensaient maintenant à hauneur). Tu sais, messieurs-les-Anglais-tirez-les-premiers, tout ça. Je pense que nous pouvons leur faire part de la nature exacte de notre petit armement de derrière les fagots, non?
         - Certes mon ami, certes. Soyons courtois. Notre arme secrète, c'est...

         Les Trouperdois restèrent silencieux, guettant la fin de la phrase ennemie...

         - du SAVON! hurlèrent les compères, faisant suivre leur phrase d'un rire gras et d'un double topons-là. Ils ramassèrent ensuite quelques pierres, qu'ils jetèrent en direction des Trouperdois outrés à grands renforts de grimaces visqueuses. Aucun de leurs projectiles ne parvint à destination, les compères visant volontairement le fond du ravin cernant le château, mais l'intention était là. Attitude peu fair-play, certes, mais lorsque l'on se trouve face à un paquet de personnes dont le principal but est de nous éviscérer, on finit par oublier les règles de courtoisie les plus élémentaires.

         Tous les regards Trouperdois se tournèrent vers le duo Thymmilou/Sessendre, les gueux n'attendant qu'un petit signe qui marquerait le début officiel des hostilités sanglantes. Les généraux de guerre, qui avaient autant digéré les paroles du duo que des huîtres au chocolat, firent comprendre par un simple hochement de tête bien senti que les guerres Trouperdoises venaient de commencer. Une acclamation hystérique applaudit leur décision, en même temps que quatre-cent-soixante-dix-sept outils coupants se dressèrent d'un seul mouvement comme pour déclarer la guerre aux cieux. Les cieux, justement, viraient lentement à l'orangé du fait de l'approche imminente d'un caillou céleste à la recherche d'une cible.

         La passerelle fut mise en place, et enfin, pour la première fois depuis des siècles et des siècles (amen), le château du mage Hédépargne fut accessible par une voie digne de ce nom! Aussitôt, des régiments de croquants armés de la tête aux pieds s'engouffrèrent dans le passage, à approximativement cinq cents contre deux, une attaque peu équitable, voire franchement lâche que n'oserait qu'une copieuse bande de patates (car les tubercules osent). Oldi et Kaito, eux continuaient à jeter des pierres dans tous les sens... du moins, jusqu'à l'entrée des premiers sanguinaires dans le château.

         Sitôt que les premiers assassins à fourches avaient pénétré la cour intérieure, les compagnons abandonnèrent courageusement leur poste en direction de l'entrée du souterrain, à cinq mètres de là. Comme Oldi l'avait prévu, les herses closes judicieusement positionnées avaient grandement allongé le chemin entre l'entrée de la citadelle et celle du passage minier. Ils avaient juste le temps de fuir sans être vus... Oldi ouvrit la trappe non sans avoir dégagé les rochers vaguement taillés que lui et son compagnon avaient placé la veille, puis, la construction de planches ouvertes, il y noua dans une anfractuosité le bout de ficelle qu'il avait improvisé. Kaito s'engouffra dans le passage, tandis que la rumeur de l'assaut paysan grondait de plus en plus fort. Oldi se rendit à son tour dans le souterrain, et abaissa la trappe.

         Du moins, il essaya. Il avait sous-estimé la résistance du reste de colonne...

         Il appela évidemment son compagnon à l'aide! Les deux fugitifs attrapèrent chacun un côté de la trappe, alors que les cris des Trouperdois en furie devenaient de plus en plus distincts, et autant dire que les mots que les gueux hurlaient n'étaient pas spécialement rassurants! Moins d'une vingtaine de secondes et ils seraient à portée de fourches! Réunissant leurs capacités musculaires les plus insoupçonnées, avec la force de forceps, ils tirèrent la trappe de bois vers le bas, action ardue à laquelle même la force de gravité terrestre semblait ne pas vouloir prendre part! Plus qu'une dizaine de secondes avant l'arrivée de la horde.

         Un craquement se fit entendre...

         Aussitôt, la colonnette de pierre s'effondra sur la trappe, condamnant le passage. Les Trouperdois, assourdis par le bruit causé par leurs centaines de jambes, ne remarquèrent pas cette destruction architecturale et, arrivant sur place, ne virent qu'un endroit vide. Ne pensant pas au souterrain au premier abord, ils décidèrent alors de fouiller le reste du château, offrant ainsi aux deux compagnons un délai salutaire.

         Du moins, si la surveillance du passage secret avait été relâchée. Ce qui n'était, comme ils allaient bientôt le découvrir, pas le cas.

         Oldi et Kaito, provisoirement heureux dans l'ignorance, se prenaient une petite pause, juste au-dessous de la trappe qu'ils venaient de condamner. Haletants, ils entendaient un étage au-dessus les gueux sanguinaires ordonner une fouille complète du château.

         - Bien, c'est parfait, chuchota Oldi afin de ne pas être entendu, bien que les décibels émis par les voisins du dessus aient facilement étouffé un quatuor d'organistes. Ils croient toujours qu'on est dans le château. Le temps qu'il comprennent qu'on a pris le souterrain et qu'ils en dégagent l'entrée, on a un petit moment devant nous. J'espère en tous cas que, s'il y avait des gardes dans le souterrain, ceux-ci se sont absentés.
         - Honnêtement, je l'espère aussi, dit Kaito en essuyant de la poussière de son épaule gauche. D'autant plus que maintenant, on ne peut plus faire demi-tour. Franchement, ton plan parfait n'est pas si parfait que ça...
         - Désolé, mais prendre des décisions relevant de la stratégie militaire dix minutes après mon réveil ne fait pas partie de mes attributions! insista Oldi.
         - Navré, je ne voulais pas te vexer, répondit Kaito en essuyant son épaule droite. Il est bien, ton plan! En passant... comment tu as su comment "arranger" le pilier pour qu'il s'écroule juste au bon endroit?
         - Trois générations d'architectes dans la famille, lâcha simplement Oldi.
         - D'architectes ou de démolisseurs? ironisa Kaito.
         - Un peu des deux, je crois, murmura tristement Oldi. Bien! Fini la pause, on a une place de village à atteindre.

         Oldi se leva, et songea intérieurement: "pour que le sortilège soit efficace, ils faut que les trois éléments soient sur les gaïeres en même temps... j'espère sincèrement qu'aucun des abrutis là-haut ne profitera de notre absence pour déplacer le grimoire ou la potion..."

         Tandis qu'au-dessus, l'agitation régnait toujours, Oldi et Kaito descendirent l'escalier en colimaçon les menant dans les entrailles secrètes de Trouperdu. En sens inverse, ils parcoururent à nouveau les anciennes salles troglodytes qu'ils avaient franchi la veille. Arrivés à mi-parcours, dans une salle ayant visiblement servi de cave à vin -quelques bouteilles mathusalémiques et tonneaux du même métal y reposaient encore religieusement- ils finirent par s'interroger.

         - Aucun garde, conclut Oldi. Pas le moindre, pourtant on a fait la moitié du chemin. Même si ceux qui étaient ici avaient eu envie de partir au château, je m'attendais au moins à quelques personnes, quatre ou cinq qui seraient restées...

         Hélas, Oldi n'avait pas retenu la leçon: lorsque, par miracle, les choses vont bien, se plaindre est la pire chose à faire. Comme pour rétablir le quota de poisse de l'histoire, un bruit sourd(7) résonna alors depuis le couloir de sortie de la cave à vin. Les compères auraient pu espérer un ennui de second ordre, comme un éboulement ou un bête séisme, mais lorsqu'ils s'aperçurent que le son de tantôt avait la même fréquence que des pas humains, ils comprirent que ce que le pire craignait de pire était à craindre, voire pire(8).

         - Pour la surveillance du passage, je crains, dit Kaito, qu'ils aient misé sur la qualité plutôt que sur la quantité...

     

     

     

    (1) Avec tous les ennuis qu'ils ont depuis le début de cette histoire, ils pourraient faire un catalogue de ce qu'on redoute...

    (2) D'accord, ce jeu de mots d'arbre fruitier est un peu léger. Mais n'oublions pas que pour les calembours foireux, je suis pommier toutes catégories...

    (3) Gastro-entérite: communément appelée gastro, maladie exécrable caractérisée par une expulsion régulière de matières corporelles inutiles. Méthode efficace pour perdre du poids, mais néanmoins déconseillée par les nutritionnistes car peu ragoûtante et ne leur apportant aucun apport financier. Elle revient tous les ans à la même période, d'où son surnom de "fidèle gastro".

    (4) Jacques Crozemarie tirait beaucoup à l'ARC.

    (5) Libre à vous de savoir de quoi il parlait.

    (6) Il y a un borgne à Trouperdu, Jean Marilepaine, gaillard blond au physique typique, disposant des solides jambes locales, du torse régional et du front national.

    (7) Assez étrange finalement, étant donné qu'un bruit sourd, par définition, on peut pas l'entendre...

    (8) Relisez, ça va venir.


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  • RESUME DES EPISODES PRECEDENTS:

    Oldi et Kaito sont à Trouperdu pour préparer la potion qui délivrerait ce premier de sa malédiction. Mais ils sont bloqués au château, et en bas, au village, Augustin Thymmilou rôde...

     


     

         Un vent bruyant et désagréable soufflait sur le village de Trouperdu. De violentes bourrasques venues d'une zone inconnue des cieux ennuagés s'engouffraient dans les ruelles pestilentielles de la cité, chassant de leurs bras éthérés toutes sortes d'objets et de débris.

         C'était une de ces ambiances lourdes et pesantes, où ombres et lumières étaient indiscernables. Où les nuages semblaient se déplacer en accéléré. Où l'on avait l'impression qu'une catastrophe était imminente. Un simple sapin brinquebalé par les courants éoliens éveillait les soupçons d'une terrible tempête... un boeing 747 en flammes sombrant du haut des cieux n'aurait pas juré dans le décor. Et tout habitant de Trouperdu qui aurait eu l'idée de lever les yeux en direction du château d'Hédépargne s'imaginerait vite que les ruines de la bâtisse allaient se dresser sur deux jambes titanesques, et écrabouiller la bourgade comme le mioche mal élevé l'innocente fourmilière.

         Mais il n'y avait aucun Trouperdois dans les rues du hameau. Tous les notables de la ville - notables, c'est-à-dire tout le monde, sauf les enfants, à cette heure-ci endormis à coups de vieille gnôle, et les seniors, qui roupillaient en bavant dans leur chaise habituelle, celle-ci ayant été placée en général devant une porte pour éviter les courants d'air- tous les notables, donc, étaient réunis exceptionnellement dans la grande salle de la mairie du village.

         Il y avait également, fait rarissime, trois personnes dans la zone trouperdoise qui n'étaient pas originaires de la bourgade (ce qui est un fait rarissime uniquement parce que les étrangers n'en restent guère très longtemps, s'installant bien vite et pour longtemps dans l'ossuaire local). Deux de ces personnes, répondant aux noms d'Oldi et Kaito excepté quand il s'agissait de contribuer aux tâches domestiques, somnolaient dans une des salles glacées du château du mage Hédépargne. Recroquevillés dans leurs vestes, ils dormaient à poings fermés tout en espérant secrètement qu'un quelconque rêve bien inspiré leur indique la solution à leur problème de matériel anti-malédiction. Le troisième quidam touriste était un milliardaire peu scrupuleux, égocentrique et manipulateur, j'ai nommé Augustin Thymmilou. Rappelons que le dit Augustin, peu enclin à se renseigner sur les coutumes locales, était passé directement par la case dodécapotence, jusqu'à ce que, ironie! ses voleurs Oldi et Kaito le libèrent. Il s'était fait ensuite recapturer, mais ses paroles durant sa brève période de liberté avaient agité les trois neurones de la dizaine de Trouperdois présents à ce moment. Et cela avait davantage d'effets que ce qu'il aurait cru...

         Ernest Sessendre, maire de Trouperdu depuis plus de trente ans (faute d'adversaires aux élections), monta sur l'estrade brinquebalante de la salle poussiéreuse. Des dizaines de paires d'yeux bouffis étaient braqués sur son orifice buccal, guettant les paroles qui pourraient les convaincre de savoir comment ils étaient arrivés à cette réunion. Ce genre de fait démocratique était rarissime.

         - Mes frères, commença Ernest en levant les bras comme s'il voulait se déguiser en lettre "Y", chi che fous ai réunis che choir, ch'est pour une ponne raichon. Ch'ai... enfin, nous afons tes réfélachions à fous faire. Che vous demande t'applautir... (bref instant de suspense, indispensable dans ce genre de moment) ...Auguchtin Marchel Yves Ropert Thymmilou!

         Augustin Thymmilou sortit de derrière un rideau, souriant comme un gagnant du loto, envoyant de petits signes de main aux gueux bineuronaux. La pluie d'applaudissements espérée par le maire était plus que mitigée... une brève averse, tout au plus, un arrosage de jardin. Un pipi de mésange sur la dalle en béton de l'indifférence. Seul le premier rang, qui avait eu le privilège de se faire embobiner tantôt par ce même Thymmilou, clappait frénétiquement. Deux ou trois autres péquenauds, plus polis que la moyenne des Trouperdois, tapotaient pour le principe leurs paumes au rythme d'un coeur d'aï. Les soixante personnes composant le reste de l'assemblée se tenaient plus immobiles que jamais, bougeant moins qu'une huître sous lexomil: les bruits émis par la majorité de la salle se résumaient à un enrhumé et trois pétomanes.

         Thymmilou s'installa sur l'estrade et observa attentivement son auditoire, un tas de croquants dont les odeurs corporelles leurs garantissaient à coup sûr des places assises dans le bus. Inutile de dire qu'il allait devoir mettre le paquet. Il avait visiblement devant lui des personnes qui étaient difficiles à convaincre, et ce même si la valeur de leur QI ne devait guère dépasser celle de leur pointure de chaussures. Pour la moitié des villageois, on avait tendance à s'imaginer, en les voyant, s'amusant à étrangler des porcs à mains nues pour occuper leurs longues soirées d'hiver... et pour l'autre moitié, il était inutile de se l'imaginer car c'était effectivement ce qu'ils faisaient. Augustin Thymmilou avait face à lui un auditoire aussi expressif qu'une boîte de raviolis, composé d'une pléiade de gueux qui le lorgnaient on ne peut moins lourdement: leurs regards auraient fait couler une plate-forme pétrolière.

         Mais Augustin Thymmilou n'était pas de ceux qui se laissaient impressionner. Loin de là! Non seulement il était très doué pour s'adapter à n'importe quelle situation, mais en plus, il parlait bien. Très bien. C'était un orateur né, un de ceux dont le timbre de voix pouvait faire vibrer les foules, dont les discours échauffaient tellement les salles que des économies de chauffage étaient réalisables simplement en plaçant le bonhomme face à un micro. C'est d'ailleurs grâce à ce don pour convaincre que Thymmilou avait gagné le procès lui attribuant les droits de la roue; et s'il n'avait pas déjà été riche comme le roi Salomon, il se serait lancé dans la politique. C'était un de ces hommes qui pourraient convaincre Arlette Laguiller de prendre sa carte de l'UMP, Benoît XVI de faire la promotion de Durex, Arielle Dombasle qu'elle est belle(1).

         Le milliardaire inspira avant de commencer son allocution. Il le savait, pour convaincre les foules, il faut leur dire les choses les plus stupides et les plus crues(2)... mais cela faisait des années qu'il n'avait plus eu l'occasion de jouir de ses talents de conférencier. L'occasion était venue de rattraper le temps perdu. L'adrénaline glouglouta dans ses organes, son coeur accéléra, et enfin, apothéose corporelle, ses cordes vocales directement reliées à la partie la plus abjecte de son cortex se mirent en marche.

         - Bien le bonsoir, mes frères! finit-il par lancer, avec sur la face le sourire typique du moine découvrant les plaisirs de la chair. Merci d'être venus si nombreux. Pour ceux qui ne me connaîtraient pas, je suis Augustin Thymmilou, milliardaire de son état, vivant actuellement en Bretagne, et qui...

         - ...et qui est tonc un tourichte, compléta un paysan du premier rang dont la moustache remuante suggérait qu'on trouvait, quelque part dessous, une bouche.

         Des murmures parcoururent l'assistance. Augustin Thymmilou comprit que nier serait inutile; mais détourner les pensées des gueux de ce petit détail était largement plus aisé. Il fallait en venir très vite au principal.

         - ...et, oui, touriste, effectivement, dit-il en désignant de la paume de la main le trouble-fête. Mais, bien que votre région soit fort attirante -je le dis, je le maintiens, je le pense-, ce n'est, hélas! pas le but de mon voyage. Je pourrais profiter de vos paysages, de votre accueil, de la... charmante gente féminine locale...

         Il accompagna ses paroles en désignant de la main une demoiselle du troisième rang. Celle-ci faisait partie de ces femmes qui ne se regardaient que dans du métal poli car le verre éclaterait. Non pas que les demoiselles Trouperdoises soient plus disgracieuses que celles du reste du pays, mais leur ignorance complète des mesures d'hygiène les plus élémentaires ainsi que les abus de spécialités gastronomiques locales avaient tendance à les enlaidir fortement avant même leur dixième printemps.

         - Non, continua Thymmilou, s'efforçant d'ignorer le signe de la main que la célibataire de naguère lui avait adressé, non, mes amis! Si je suis ici, c'est à cause d'un monstre, de deux même, les êtres abominables qui se dissimulent lâchement sous des pseudonymes grotesques, j'ai nommé Oldi et Kaito!!!

         L'assemblé remua. La salle commençait à se réchauffer; ce n'était surtout pas le moment pour stopper le chauffage verbal.

         - Oui, Oldi, avec lequel, m'a-t'on raconté, vous avez déjà eu des ennuis, s'étant enfui lâchement de votre charmante bourgade! Mais maintenant, il est allé encore plus loin! Avec un de ses compagnons, qu'il a visiblement contaminé, il est passé de la simple lâcheté à la pure méchanceté, à la délinquance! Cet être abject s'est en effet, il y a peu, introduit dans ma modeste villa... il y a semé la désolation la plus totale! Je l'avoue, j'adore les objets anciens, et je possède une modique collection de pièces rares... hé bien, mes amis, ce Oldi, fou furieux, malade mental, que sais-je? a tout ravagé sur son passage! Pour son simple plaisir! Des pièces irremplaçables, que les musées du monde entier m'empruntaient régulièrement, réduites en poussière! Et les rares éléments ayant survécu aux attaques de ces hystériques m'ont été volés, oui, messieurs-dames, volés! Depuis, et face à l'inaction incompréhensible de la Justice de ce pays, j'ai décidé de retrouver mes voleurs par mes propres moyens. Voici des jours et des jours que je les traque, et voilà où j'en suis arrivé! Je ne sais ce que ce Oldi compte faire avec les pièces qu'il m'a dérobées, mais rendez-vous compte: il vous nargue en revenant dans votre village, à votre nez et votre barbe! Qui sait s'il n'a pas l'intention de... détruire ce village! Oui, messieurs-dames! Je l'ai vu à l'oeuvre dans ma villa: aussi destructeur qu'un bazooka! Qui sait ce qu'il pourrait faire!

         Tous les Trouperdois étaient suspendus aux lèvres de Thymmilou... et quasiment tous approuvaient. Des cris extatiques et révolutionnaires jaillissaient déjà de-ci de-là.

         - C'est pourquoi, Trouperdois, Trouperdoises, nous devons agir! La France nous abandonne, Trouperdu réagira! Seuls, débarrassons-nous de ce Oldi et de son compagnon!

         Thymmilou voulut continuer, mais, étrangement, le silence s'était fait. Tous les regards étaient tournés vers un vieillard du fond qui, d'un geste de la main, quémandait le droit de parole. Qu'il avait visiblement obtenu.

         Il s'agissait du vieil Aristide, connu sous le surnom de "le bâton" (Aucun rapport avec sa virilité. Le vieil Aristide était né de parents inconnus, et était stérile: "le bâton" désignait la forme de son arbre généalogique). Il était célèbre à Trouperdu pour être le plus grognon des habitants de la bourgade. Têtu comme une mule, plus incrédule que Saint Thomas, il était rarissime qu'il soit d'accord avec les autres... d'ailleurs, depuis trente ans, il était le seul à voter blanc aux élections locales, alors que les autres Trouperdois avaient pris l'habitude de donner automatiquement leur voix à Ernest Sessendre. Augustin Thymmilou l'ignorait, mais la persuasion totale de son auditoire ne serait possible qu'après l'abdication du dit Aristide. Et c'était visiblement mal parti, puisque celui-ci avait quelque chose à dire.

         - Ch'est bien choli, mais qu'est-che que cha nous apporterait te faire la guerre avec ches teux impéchiles? Laichons-les crefer de faim tans leur château! Et fous, che rappelle que fous n'afez touchours pas rechpecté nos coutumes!
         - C'est exact, vieil homme, rétorqua Thymmilou. Mais... réfléchissez un brin. Ces deux personnages machiavéliques seraient bien capable d'ourdir quelque complot leur permettant de s'échapper. Sinon, pourquoi se seraient-ils enfermés dans ces ruines? Quand à moi, cela ne vous arrangerait à rien de me pendre. Car je peux vous aider bien plus que vous ne le pensez!
         - Ah oui? Et comment?(3)
         - C'est simple, je suis riche. Et puissant. Je peux non seulement vous aider pour punir Oldi et ce  Kaito, mais également pour tout le reste. Votre économie locale est basée sur le tourisme, non? Pourtant les étrangers ne se pressent pas! Avouez.

         Les trois quarts des Trouperdois de la salle découvrirent soudain un intérêt certain pour leurs chaussures.

         - C'est pourquoi, continua l'orateur, je vous aiderai. Je peux mettre en place des campagnes de publicité pour votre village! Des dépliants! Des flyers! Des spots télévisés! Après mes actions marketing, la moindre agence de voyages proposera à bas prix des randonnées pour Trouperdu! Je ferai connaître votre village au monde entier! Les touristes se presseront, vous pourrez réaliser de formidables bénéfices! La moindre de vos boutiques quintuplera son chiffre d'affaires! Vos bas de laines seront ventripotents et vos filles trouveront enfin l'âme soeur!!!
         - Mouais, ronchonna le vieil Aristide. Et qui nous tit que cha marchera, hein? Et che rappelle que fous êtes touchours un tourichte qui a refujé nos propojichions, et la coutume est chtricte!
         - Vous pouvez me faire confiance, reprit Thymmilou. Nous sommes très proches, vous et moi. Attisés par la même haine d'Oldi et le même amour de cette bourgade. Quand à la coutume... cela fait des siècles qu'elle existe. Mais vous avez besoin de moi, vous pouvez donc très bien m'épargner... je pense que nous pouvons faire une exception sans que le monde ne s'écroule là, sous nos yeux?

         Le vieil Aristide se tut et s'assit. Pour la première fois depuis des dizaines d'années, il avait été convaincu(4).

         - Mes amis, mes compagnons, reprit Thymmilou, plus extatique que jamais, occupons-nous de ce Oldi! Anéantissons-le, réduisons-le au silence! Et que lui et son compagnon brûlent dans les flammes de l'enfer! Demain, dès l'aube, nous agirons! POUR LA GLOIRE DE TROUPERDU!

         Un tonnerre d'applaudissements et de cris satisfaits résonna dans tout le village.

         C'était une de ces pluies d'applaudissements que l'Histoire ne connaît que trop bien: celle qui est précédée par un discours et qui est suivie par un bain de sang.






    (1) Ah? On me signale que c'est effectivement ce qu'elle croit. Elle a dû le rencontrer.

    (2) Cette phrase est tirée de "Mein Kampf". C'est juste pour vous donner une idée des lectures de chevet du personnage. Au cas où vous auriez loupé quatre ou cinq articles et que vous le trouviez vaguement sympathique...

    (3) Phrase non affectée par l'horrible accent trouperdois. Profitez-en.

    (4) La fois précédente était le 5 mai 1967. Il s'était disputé avec son voisin, qui affirmait contrairement à lui que le Lombric-Bleu, fromage local, était mauvais pour la santé et réduisait considérablement la longévité. Aristide, de rage, avait alors catapulté sur le crâne de son voisin un échantillon de 5 kilos du dit fromage et, voyant de la cervelle se répandre dans le potager mitoyen, avait finalement reconnu que feu son voisin avait raison.

     

     

     

    Oh, et avant que j'oublie: petite mise à jour du site d'Eluna!


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