• Un royaume qui périclite

         Une nouvelle journée débutait dans la petite cité moyenâgeuse de Vilamoi. Les boulangers déverrouillaient leur huis, les cordonniers installaient leur matériel, les marchands de fruits et légumes mettaient en place leur étal et s'humectaient les cordes vocales en prévision de leurs prochaines vociférations.
         Peu à peu, les rues vides faisaient place à une agitation bon enfant qui faisait plaisir à voir. Des enfants innocents galopaient dans les rues pavées de la cité, criant des phrases obscures que seuls leurs esprits de bambins étaient en mesure de comprendre. Des chevaux traînant de lourdes charrettes clopinaient de leurs sabots, des chiens errants poursuivaient des chats errants; se trouvaient également des canards errants, des poules et coqs errants, et bien sûr François, l'ermite errant.
         Celui-ci, n'étant lié à aucune famille, passait son existence à badauder dans le royaume de la cité de Vilamoi. Il avait atteint un âge respectable, surtout au vu des nombreux évènements dramatiques qui bouleversaient régulièrement la tranquillité de la ville. Il n'avait connu que le royaume de Vilamoi, mais, bien que ne pouvant donc établir aucune comparaison, il était à peu près certain qu'une telle débauche de malchance était anormale.
         - Hey, bonjour le François! cria Adalbert, l'apprenti du cordonnier. Belle journée, n'est-ce pas?
         - Mouais, grommela François à qui on ne la faisait plus. Pour le moment, mais vous savez comme moi qu'au moindre pépin toute notre cité risque de tomber en poussière... si au moins le Grand Maître prenait de bonnes décisions!
         Ah! Le Grand Maître... François, comme tous les Vilamiens, avait toujours vécu sous son autorité. Personne ne l'avait jamais vu, ni entendu le son de sa voix. C'était comme une entité mystérieuse qui donnait des ordres directement par la pensée. Des ouvriers se mettaient à construire une maison? C'était une idée du Grand Maître. Aucun permis de construire, aucun plan voté par une quelconque assemblée: tous avaient eu en même temps une envie irrépressible de saisir leurs truelles et d'agencer des parpaings, sans pouvoir expliquer par la suite qui leur en avait donné l'ordre. Tous les Vilamiens, sans exception, obéissaient au Grand Maître, même -et surtout- s'il avait des idées débiles. Pire encore: toute leur existence dépendait du Grand Maître, et ils étaient quasiment incapable de prendre des initiatives! Mais, bizarrement, si la plupart des actes ordonnés par le Grand Maître relevaient de l'aberration la plus totale, personne n'avait jamais réussi à s'opposer ouvertement à lui. Oh, on le contredisait, mais rien de plus; pas de révolution, d'émeute ou de simple manifestation, rien. On faisait avec. Et on restait optimiste... comme l'était Adalbert.
         - Mouais, dit justement celui-ci, c'est sûr. Mais, cela pourrait être pire!
         Au même moment, comme le veut la coutume lorsqu'on prononce ce genre de phrase, une violente explosion retentit à quelques rues de là. Adalbert et François chutèrent.
         - Nom de... dit celui-ci, qu'est-ce que c'était??
         - Notre réserve d'huile vient d'exploser! lui répondit un quidam affolé.
         - En plus, rétorqua un autre qui récupérait ses lunettes tombées à terre, elle se trouve à côté de l'entrepôt de munitions!
         - QUOI! hurla Adalbert. Mais, qui a eu l'idée stupide de construire une réserve d'huile potentiellement inflammable à côté d'un entrepôt de munitions??
         - C'est évident, dit François, c'est le Grand Maître, encore une f...
         Il ne termina pas sa phrase car aussitôt une seconde explosion retentit, dix fois plus forte que la précédente. Des balles de fusil et des boulets de canon jaillirent jusqu'à trente mètres d'altitude, les fenêtres des bâtiments consumés vomissaient des hectolitres de flammes pourpres. Le quartier nord de Vilamoi n'était plus qu'un gigantesque brasier d'où s'échappaient, tels des fantômes embrumés, des cris atténués d'horreur et de douleur.
         - Il faut appeler les pompiers! dit Adalbert.
         - Mais, rétorqua une femme à proximité, leur caserne est sûr l'île de Stamoi-Hossy, à plus de ving-cinq lieues!
         - Comment? Il n'avaient pas deux casernes, une dans le quartier ouest et l'autre au bout de la péninsule de Ouistamoi??
         - Si, bien sûr, mais, euh... le Grand Maître a ordonné de les démolir il y a six mois... il a mis des parcs publics à la place... c'est idiot, je sais, mais... le Grand Maître...
         - Je vous l'avais dit! dir François. Je vous l'avais d...
         François ne finit pas sa phrase. Ni aucune autre. Il s'écroula par terre, la bave aux lèvres.
         - FRANCOIS! hurla Adalbert, se précipitant sur le vieillard.
         Mais, aussitôt, il recula. Sur les bras décharnés de l'inanimé venaient d'apparaître de grosses cloques purulentes, plus noires que du goudron brûlé.
         - Oh non! C'est la peste noire! hurla Adalbert, suivi dans son horreur par quatre passants.
         Déjà, un peu plus loin, d'autres tombaient, victimes de la terrible maladie. Bizarrement, à Vilamoi, la moindre infection se répandait à une vitesse proche de celle de la lumière... d'ailleurs, TOUT se répandait anormalement vite; les incendies, les informations, même le courrier. C'est dire.
         - Il faut appeler un médecin! beugla Adalbert.
         - Mais il n'y en a plus qu'un pour tout le royaume! Et son cabinet est à côté de la caserne des pompiers...
         Le sol trembla.
         - C'est quoi, ça, encore!!!
         - Il paraît, hurla une jeune femme anonyme mais semblant incroyablement bien informée, que l'île de Stamoi-Hossy vient d'être engloutie par un raz-de-marée! C'est là...
         Des cloques apparurent sur son bras. Elle s'écroula.
         - C'est là où il y avait les pompiers et le médecin, non? compléta Adalbert.
         - Le médecin arrive! cria un quidam (dont on se demandait comment il était au courant). Il a eu le temps de quitter son cabinet... mais l'explosion a détruit la porte de la ville, il ne pourra pas entrer!
         - Comment! ragea un passant. Vilamoi est entourée par trois murailles de cinquante lieues de long, et il n'y a qu'une seule porte?! C'est affligeant!!
         - C'est encore une idée du Grand Maître... on n'y peut rien...
         Le ciel s'obscurcit. Les vents soufflèrent. Au loin, un cône nuageux descendit du dessous d'un cumulonimbus pour rejoindre la mer en un tube tournoyant digne de la fin du monde.
         - Un typhon! Il manquait plus que ça! brailla un passant.
         - Réfugions-nous dans les grottes, vite!
         - Il n'y en a plus! contredit Adalbert. Elles se sont écroulées l'année dernière... le Grand Maître n'avait jamais demandé de les consolider, et depuis, il n'a jamais donné l'ordre de les réparer... cette fois, c'est la fin! Que pourrait-il arriver d'autre??
         - ALERTE! cria un quidam, zigzaguant entre les poutres enflammés et les corps putréfiés.
         - Quoi encore??? osa à peine demander Adalbert.
         - LE ROYAUME VOISIN NOUS ATTAQUE!!!
         - Oh non! Et nos munitions qui ont fichu le camp!
         Une violente explosion détruisit alors la muraille sud de la ville, dévoilant ainsi un spectacle d'épouvante aux Vilamiens apeurés... là-bas, sur la mer, se découpaient les silhouettes grisâtres de dix-sept porte-avions lourdement armés! Bravant les nuages de l'incendie, un millier d'hélicoptères de guerre vrombissaient par-dessus Vilamoi meurtrie! Par la brèche du mur s'engouffraient dans les rues des centaines de chars d'assaut clinquants, tirant sur tout ce qui bougeait (encore) et détruisant les bâtiments comme des châteaux de cartes! Des G.I. armés jusqu'aux dents et beuglant des inepties monosyllabiques pénétraient par contingents entiers dans les ruelles de la ville, mitraillant et annihilant à la grenade tout ce qu'ils croisaient! Dans le ciel, venant des porte-avions, se découpaient les fumées rougeâtres d'un millier de missiles se rapprochant dangereusement...
         - C'est quoi, ça!!! hurla Adalbert décontenancé. Comment ont-ils pu avoir cette technologie?? Pourquoi, nous, n'avons-nous pas cet équipement!!!
         - Le Grand Maître ne nous l'a jamais demand...
         Le quidam anonyme ne finit pas sa phrase. Un missile le décomposa, lui, Adalbert et une trentaine de passants, en morceaux pas plus gros qu'une chiure de gomme.
         La cité de Vilamoi était à feu et à sang. C'en était fini du petit royaume.

         L'écran afficha GAME OVER. Le joueur, rageant, appuya sur echap et décida de se consacrer à une activité plus plaisante, à savoir aller chercher des vidéos de cul sur Internet.
         Décidément, les jeux de gestion, c'était pas son truc.


  • Commentaires

    1
    Tom
    Vendredi 4 Décembre 2009 à 17:07
    Un seul mot...
    Fabuleux !!
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    2
    Pelinore
    Mardi 8 Décembre 2009 à 11:53
    ah ah ah !
    excellent ! Les pauvres, tout de même ^^ Mais quel incompétent, ce grand maitre :P
    3
    Pelinore
    Jeudi 24 Décembre 2009 à 16:44
    oh oh oh !
    Joyeux noël les gars ;)
    4
    braqmard andré
    Dimanche 17 Octobre 2010 à 00:32
    ih ih ih !
    très très très bien !! la, je me suis pas emmerdé une seconde ;) et la chute me donne envie d'une bonne branlette :)
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