• La croisière, ça use

    RESUME DES EPISODES PRECEDENTS:

    Après avoir subtilisé -à leur insu, certes- un "crâne de cyclope méditerranéen" dont la poudre est essentielle à la concoction de la potion magique, Oldi et Kaito se retrouvent naufragés sur une petite île...


     


         Tout est relatif, disait sans rire le savant moustachu que nous connaissons tous. Une même chose sera vue différemment selon le contexte. N'est-ce pas fantastique? Par exemple, "Trois jours, c'est très peu", déclara Louis XVI quand les révolutionnaires hystériques nécrophiles lui annoncèrent la durée de son emprisonnement avant que son âme ne rejoigne les cieux, son corps un trou et sa tête un panier. "Trois jours, c'est très long", contre-déclara Oldi en ce beau matin ensoleillé, en fixant l'horizon où le soleil affleurait d'une allure mystique les vagues lointaines. Ces deux déclarations, bien que contradictoires, sont, grâce à ce bon vieux Albert, justes toutes deux. Car si trois jours est un délai relativement court lorsqu'on sait qu'à son aboutissement, vous ne serez qu'un -pardon, deux tas de chairs inertes et devenant plus ou moins vite pestilentiels en fonction des variables saisonnières, trois jours, donc, est un délai relativement long lorsque, étant victime d'une malédiction de type météoritique, vous n'avez d'autre choix que de vous morfondre dans l'inaction sur une mélancolique langue de sable tandis que le caillou intersidéral se rapproche de plus en plus de sa cible.

         Car, que faire? Retourner sur la rive grâce à un radeau? Et avec quel matériel? Bien qu'ayant emportés malgré eux un fourbi monstre lors de leur spectaculaire évasion de la forteresse d'Augustin Thymmilou, les deux compères ne disposaient guère de l'outillage nécessaire à la conception d'un bateau capable de flotter plus de trente secondes. De surcroît, rejoindre la rive près de la villa qu'ils avaient cambriolée n'était peut-être pas la meilleure des initiatives... voilà donc trois jours que les deux compagnons étaient bloqués sur cette île, se nourrissant de coquillages, de petits poissons, et parfois, bien que plus rarement, de mouettes chassées avec les lances africaines qu'ils avaient embarquées, oiseaux qu'ils tuaient moins par appétit que parce que leurs piaillements indiscontinus s'élevant harmonieusement dans les embruns vivifiants avaient tendance à les leur briser.

         Incapables de communiquer avec le continent, le séjour dans l'eau ayant quelque peu malmené leurs téléphones, Oldi et Kaito n'avaient d'autre choix que de guetter l'arrivée d'une embarcation pouvant les ramener à bon port. Quand aux livres de sortilèges qu'ils avaient avec eux, ils étaient complètement inutiles: les formules ayant pu les aider se comptaient sur les doigts d'une main d'infirme, et elles nécessitaient l'accomplissement d'un rituel demandant du matériel impossible à trouver sur l'îlot. Seul point positif de ce délai de trois jours: ils avaient amplement eu le temps de broyer consciencieusement le crâne de l'éléphant nain de l'île de Malte et de mettre la poudre ainsi obtenue dans un petit flacon en verre ramené par les vagues.

         - Trois jours, répéta Oldi, comme si les paragraphes précédents n'avaient suffisamment insisté sur cette période. Je commence à savoir ce que ressentent les personnages de "Lost".
         - T'en fais pas, lui dit Kaito en chuchotant, avant de tenter de harponner un quelconque vertébré aquatique proche du rivage, d'une espèce dont nous nous fichons d'autant plus qu'il a loupé sa cible. Même les naufragés de "Lost" sont secourus. Au bout de trois saisons, c'est vrai, mais...
         - ...mais le temps presse!(1) La météorite se rapproche de plus en plus, je ne peux plus fermer l'oeil la nuit, dès que je vois une étoile scintiller un tant soit peu anormalement je récite le Notre-Père! Je veux partir! Je n'en peux plus, des fruits de mer matin, midi et soir! Je n'en peux plus de ces saletés de mouettes! Pitié, s'il existe quoi que ce soit qui me regarde de là-haut, faites-moi partir d'ici! Si je rejoins la civilisation, je jure que je ne ferai plus rien de mal, j'arrêterai de vider les paquets de gâteaux en cachette, j'arrêterai ma procrastination, j'entrerai dans les ordres s'il le faut, j'avouerai mon amour à...
         - Tais-toi, bougre d'abruti! Je vois un bateau qui arrive!(2)

         Et c'était vrai. Loin à l'horizon, un peu à gauche de l'astre solaire qui émergait de la ligne océane, une masse sombre et fumante se mouvait lentement. Aussitôt, les compagnons sentirent l'espoir remonter en eux, manifestant leur joie à grands renforts de cris extatiques, expulsant via leur émission de décibels les maudites mouettes qu'ils abhorraient. Oldi et Kaito, une fois qu'ils avaient cessé le tango qu'ils avaient improvisé, se précipitèrent vers le nord-ouest de leur retraite insulaire, zone qu'ils avaient affectueusement surnommée "le dépuantoir", en références aux diverses cochonneries pestilentielles que les vagues avaient tendance à rejeter sur son rivage. Farfouillant dans les débris humides, il trouvèrent enfin ce qu'ils cherchaient, à savoir les reliquats d'un miroir qu'ils avaient entraperçus quelques temps auparavant. Respectant à la lettre la tradition des naufragés, ils se servirent du verre réfléchissant pour envoyer des signaux lumineux en direction de la mystérieuse embarcation.

         Miracle! Le vaisseau bifurqua en direction du petit îlot. Oldi et Kaito finirent le tango qu'ils avaient entamé, rassemblèrent en hâte leur matériel et se préparèrent à embarquer.

         Le bateau s'arrêta à quelque distance de l'île. Les deux compagnons le voyaient bien, maintenant: il s'agissait d'un paquebot de croisière. Mais, curieusement, celui-ci éveilla chez les compères une étrange réminiscence: ce paquebot était grand et neuf, certes, mais semblait surgi d'une autre époque: les couleurs, les décorations et l'allure d'ensemble formaient un ensemble si délicieusement rétro que ce navire n'aurait guère juré dans un de ces vieux films tremblotants aux tons sépias qui pullulent dans les documentaires. Quand au nom du bateau, il ne valait guère mieux: peinte avec soin sur le flanc du bâtiment, seule la mystérieuse expression "T2" était visible. Une allure bien curieuse, certes; mais Oldi et Kaito n'y réfléchirent guère plus longtemps lorsqu'ils virent un des canots de la majestueuse embarcation être mis à la mer et se diriger vers eux.

         Le canot accosta rapidement: les marins, tous charmants, invitèrent les deux amis à venir. Durant le trajet, ceux-ci répondirent aux questions d'usage ("Qui êtes-vous?" "D'où venez-vous?" "Comment êtes-vous arrivés ici?", question à laquelle, en guise de réponse, Oldi improvisa une histoire débile à propos d'une partie de pêche qui se serait mal déroulée, suite à la rencontre inopinée avec un monstre marin écrivant des livres, le Bernardhenriléviathan, et sa compagne, la terrible sirène Ariel d'Ombasle à la voix maléfique). Puis, le canot fut remonté au niveau du quai du luxueux paquebot à bord duquel, assez curieusement, tous les passagers portaient des vêtements du plus pur style 1910. Avant d'avoir pu comprendre l'origine de ces frusques, les deux compagnons étaient emmenés à travers la foule des badauds travestis jusque dans une pièce richement décorée, de quoi faire passer le Taj-Mahal pour un abri de jardin latrinier. A peine venaient-ils de s'affaler avec bonheur sur un canapé en pur cuir qu'entra un homme souriant, avec un costume de marin blanc, une casquette de la même couleur et une barde à peine plus grise.

         - Bien le bonjour, messieurs! leur dit ce qui semblait être un haut gradé du navire. Je suis le capitaine Gaspard Dzübor, alias Edward Smith. Je vous souhaite la bienvenue à bord du "T2"!
         - Enchantés, répondit Oldi en serrant chaleureusement la main que le capitaine Dzübor lui avait poliment tendue. Je me nomme Oldi.
         - Et moi Kaito, répondit son compagnon en empoignant la main du capitaine dès que celle-ci avait été libre. Nous sommes bien contents de vous avoir croisés...
         - Je m'imagine! Encore qu'à voir votre allure, vous n'avez dû rester sur cette île guère plus d'une semaine. Vous avez bien de la chance d'avoir échoué près des routes maritimes fréquentées. En tout cas, c'est un honneur pour nous de vous avoir à bord! Recueillir des naufragés dès son premier voyage, quel honneur pour le T2!
         - C'est son premier voyage? s'enquit Kaito. Et vous faites un bal costumé...
         - Un bal costumé?! demanda le capitaine.

         Après une seconde de silence, il éclata de rire. Oldi et Kaito se regardèrent, gênés, ne sachant guère s'ils devaient ou non imiter sa réaction. Puis les gloussements de l'officier de marine s'estompèrent.

         - Excusez-moi, dit le capitaine en se frottant une larme apparue suite à la compression de ses glandes lacrymales par son accès de fou rire, cela fait une semaine que nous vivons ainsi sur ce bateau et nous avons fini par perdre toute notion du temps. Il faut dire que... mais, commençons par le début. Vous savez ce que signifie le "T" dans T2? Il s'agit de "Titanic". Vous êtes sur le Titanic 2!

         Oldi et Kaito se regardèrent, ahuris. Ils savaient à présent où ils avaient déjà vu ce navire: dans des vieux documentaires, et dans le film de James Cameron, accessoirement.

         - Mais, s'enquit Oldi, ce n'est pas un peu... comment dire... lugubre comme nom?
         - Non, c'est tout-à-fait logique dans le sens où ce navire est un clone parfait du Titanic. Tout ici a été reconstitué selon des documents d'époque: la moindre parcelle de moquette, la moindre sculpture de rambarde d'escalier a été conçue pour être identique à son modèle de 1912. Et toutes les personnes ici portent un double nom, le sien et celui d'un passager ayant fait la traversée avec le Titanic 1 - moi, je suis le capitaine Edward John Smith(3). Nous avons ici plusieurs centaines de figurants en costumes d'époque pour reconstituer l'ambiance qui régnait sur le bateau il y a presque cent ans de cela. Voilà des années que moi et des amis nous concoctons ce projet...
         - Et... quel est ce projet?
         - Aaaah, content que vous me le demandiez! Connaissez-vous le livre "Futility", de Morgan Robertson? Non? Dommage, vous manquez quelque chose. Ce livre raconte l'histoire d'un paquebot qui coule dans l'Atlantique Nord, après une collision avec un iceberg, et dont le naufrage fait un nombre important de victimes du fait que les canots de sauvetage n'étaient pas suffisamment nombreux.
         - Mais... ce n'est pas très original comme histoire, c'est exactement l'histoire du Titanic!
         - Hé non! Mais on pouvait confondre, d'autant plus que le navire, dans le roman de Robertson, se nomme le Titan. On pourrait accuser l'auteur d'avoir bêtement copié... sauf que le Titanic a coulé en 1912 et que Futility est sorti en 1898. Troublant, non? D'autant plus que si on compare le nombre de similitudes entre le Titan et le Titanic, on arrive à un total de plusieurs dizaines: nombre de passagers, vitesse de pointe, nombre de moteurs...(4) Certains disent que Robertson était doué de précognition. Mais, moi et des amis, nous avons une autre hypothèse: il y avait, à bord du Titanic, un fou furieux qui avait lu Futility et qui, constatant des ressemblances entre le navire de fiction et celui sur lequel il se trouvait, décida de le saborder. Sinon, comment expliquer qu'un navire dit insubmersible coule dès son premier voyage?
         - Peut-être qu'il était mal fichu, répliqua platement Kaito.
         - HA! Argument médiocre! En tout cas, moi et quelques amis aisés avons commandé cette réplique du Titanic et avons entrepris une traversée de l'Atlantique jusqu'en Amérique, pour prouver que ce bateau ne peut pas couler. Un iceberg? Bah! Aucun iceberg ne peut couler ce vaisseau, sauf si un déséquilibré sabote les installations pour aggraver les dégâts causés par la collision, c'est notre hypothèse et nous y tenons.
         - Euuh, certes. Mais, si j'ai bien compris, ce bateau va jusqu'en Amérique? Fait-il une escale, avant son grand voyage, histoire que nous puissions débarquer?
         - Mmmmmh, ça pose un petit peu problème, le "grand voyage", comme vous dites, a déjà commencé; notre prochaine escale se fera au pays du hamburger... et nous avons déjà pris suffisamment de retard en vous recueillant, nous ne pouvons nous permettre d'en prendre plus. Il faut dire que, pour que notre "reconstitution" soit la plus exacte possible, nous faisons en sorte que tout se déroule comme pour le voyage du Titanic original; et les conditions météorologiques des jours qui suivent sont exactement similaires à celles de 1912. Il faudrait attendre des années avant que cela ne se reproduise... navré messieurs, mais vous devez poursuivre notre voyage jusqu'au bout. De toute manière, une fois arrivés nous ferons rapidement demi-tour pour ramener chez eux tous les figurants et recevoir de la nation les honneurs que nous méritons. En parlant de figurants... il va falloir vous mettre dans l'ambiance, vous ne pouvez déambuler sur le T2 avec ces accoutrements monstrueusement anachroniques! Heureusement, par un heureux hasard, nous avons de quoi vous dépanner: figurez-vous que nous avons une cabine de libre, les deux figurants censés y habiter étant tombés malades la veille du départ. Vous aurez même les vêtements d'époque, n'est-ce pas merveilleux! Il y a un des hommes d'équipage dans le couloir derrière vous, vous lui demanderez de ma part de vous indiquer vos quartiers et ce que vous devrez faire pour que votre traversée soit la plus agréable possible.
         - Merci bien, dit Oldi en entraînant son compagnon vers la porte.
         - Euh, bégaya le capitaine, ayant visiblement quelque chose de gênant à dire, par contre...
         - Par contre? s'enquit Kaito.
         - Les deux places que vous avez prises sont celles de l'homme d'affaires Benjamin Guggenheim et de sa maîtresse, Léontine Aubart... lequel de vous deux se dévoue pour mettre la robe?

         La discussion fut longue entre Kaito et Oldi. Si la perspective de se travestir ne les enchantait guère au début, elle devint quasiment impossible à supporter dès que les deux adolescents posèrent les yeux sur la chose à froufrous posée négligemment sur le dossier d'un des fauteuils de leur cabine. Dans un accès de grand courage, ils décidèrent de reporter ce choix au lendemain, prétextant à l'équipage qu'ils avaient besoin de beaucoup de repos et donc qu'ils ne se mêleraient pas tout de suite aux autres passagers. D'ailleurs, c'était vrai: ils avaient besoin de beaucoup de repos. Profitant de la présence d'un vrai lit, sans grains de sables, bernard-l'hermite ou flaque de guano dedans, ils se firent une "petite sieste" d'une douzaine d'heures, à peine interrompue par une pause de 30 minutes, mises à profit afin d'avaler goulûment l'intégralité du contenu des plateaux-repas qu'un élégant steward leur apporta dans leur chambre, après avoir toqué à la porte avec la délicatesse du pétale de lotus se posant sur un tube de nitroglycérine. Résultat, lorsque Oldi et Kaito avaient récupéré leur sommeil en retard, le soleil se couchait déjà sur l'horizon, face à la fière proue du puissant navire. Accoudés au bastingage, dans la semi-obscurité, les deux compagnons regardaient mélancoliquement les vagues empourprées qui clapotaient muettement dans la douce atmosphère marine.

         - Beau, n'est-ce pas? lâcha Oldi. J'en oublierais presque cette histoire de malédiction... presque.
         - Ah oui, au fait! Quel est le troisième et dernier ingrédient, sans doute incroyablement stupide, que nous allons devoir dénicher Dieu sait où?
         - Le prochain ingrédient, expliqua Oldi, n'est pas aussi rare et original que les deux précédents, mais n'en reste pas moins très difficile à se procurer. C'est une "pierre de sang".
         - Une pierre de sang... un caillot? Comme dans "Docteur House"?
         - Désolé de te le dire, mais tu vibres autant de poésie qu'un moteur de broyeur à ordures. Une "pierre de sang", c'est un rubis! Le grimoire précise que plus le rubis est gros, plus la formule a de chances de marcher. Une fois aux USA, on trouvera bien le moyen d'en chaparder un quelque part...
         - Génial. On n'aura pas affaire aux flics, mais aux cops. Ca change tout!
         - Inutile de voir tout en noir... en attendant, profitons de ce voyage!

         C'est ce moment de pur bonheur que choisit une mouette venue d'on ne sait où pour expulser sa déjection pile entre les deux compagnons, teintant le bas de leurs pantalons d'une désagréable teinte grisâtre. Tout en s'essuyant, Oldi se demanda si, après cela, il pourrait encore se balader près d'une volière sans avoir envie d'y balancer une grenade à fragmentation.

         Une nuit tranquille passa, à peine bercée par quelques bruits de vagues un rien plus fortes que les autres: malgré son look rétro, le T2 tenait merveilleusement bien la mer. Les compères firent de magnifiques rêves marins plusieurs heures durant. Alors que le soleil daignait commencer à se lever, Oldi était justement en train de faire un rêve magnifique dans lequel un contingent de mouettes hystériques se retrouvait les pattes collées au sol, alors que se dirigeait vers elles un engin à mi-chemin entre le rouleau compresseur et la tondeuse à gazon, conduite par Oldi lui-même, hilare, vêtu d'un costume en pied-de-mouette, certes atroce esthétiquement mais dont le port était assez jouissif. Une secousse réveilla Oldi au moment où les oiseaux subissaient une douleur atroce(5);sorti de son rêve, les yeux embrumés, il vit, ou plutôt devina, une silhouette étrange dans la pièce. Il mit ses lunettes: Kaito se tenait au pied du lit, tenant l'atroce robe de la veille devant lui.

         - C'est le grand jour, dit-il. J'ai croisé le capitaine en me promenant ce matin, nous sommes invités à petit-déjeuner avec ses amis dans la grande salle, et il veut absolument que nous mettions nos costumes. Qui se dévoue?
         - ... je propose que nous jouions ça à pierre-feuille-ciseaux.

         La partie se révéla particulièrement ardue, car Oldi et Kaito étant très tricheurs, ils ne cessaient d'inventer de nouvelles formes afin de leur assurer la victoire. Par ordre d'apparition: le puits, qui engloutit la feuille, la pierre et les ciseaux; le char d'assaut, qui ne tombe pas dans le puits et explose tout le reste; le gouffre, qui engloutit tout y compris le char d'assaut; le destroyer, qui résiste au gouffre et désintègre le reste y compris le char d'assaut... et ainsi de suite jusqu'au trou noir contre l'Etoile de la Mort. Puis, Kaito joua le Big Crunch (obtenu en mettant les doigts en griffes et en les crispant frénétiquement), c'est-à-dire destruction finale de l'Univers, auquel Oldi ne trouva rien à redire... l'humiliation l'attendait.

         Il fallut pas moins de trente-trois minutes à Oldi pour entrer dans la "chose": douze minutes pour méditer sur son sort, onze pour parvenir à enfiler la liasse de tissus pourpres et dentelés comme il le fallait, trois pour pleurer un bon coup, cinq pour arriver à enfiler ces p%@#§ de chaussures à talons et le reste pour le maquillage, des artifices dont l'adolescent se serait bien passé, mais le capitaine Dzübor étant venu s'enquérir du retard des deux compères au petit-déjeuner, il avait, avant de repartir, insisté sur le fait que leur tenue devait être irréprochable. Mais, comme nous le disions en début d'article, tout est relatif. C'est ainsi que, si Oldi se sentait absolument ridicule, son compagnon Kaito l'était encore plus. En effet, si, dans sa robe, il aurait pu paraître un tant soit peu présentable (par exemple, pour Gilbert Montagné, bourré, à un kilomètre de distance, dans le brouillard, au centre du tunnel sous la Manche durant une panne d'électricité), Kaito, lui, frisait, que dis-je! bouclait avec une quinzaine de bigoudis les sommets du ridicule, le costume de Benjamin Guggenheim s'étant avéré bien trop grand pour lui. Le contraste entre le costume strict de type "pingouin" et le fait que Kaito flottait dedans comme Mimie Mathy dans le kimono de David Douillet était, il faut le dire, assez amusant à voir.

         Inutile de dire que le duo, en entrant dans la grande salle, fit sensation, particulièrement par sa chute dans le Grand Escalier, Oldi ayant trébuché à cause de ses talons et Kaito à cause de ses jambes de pantalon trop longues. Après s'être remis de leurs blessures en apesanteur(6), et apercevant dans la foule bruyante le capitaine Dzübor leur faisant un signe de la main, ils se dirigèrent vers la table richement ornée où il se repaîssait avec ses amis. Oldi remarqua aussitôt des différences de comportement parmi les convives: si le capitaine et quelques autres faisaient preuve d'un professionalisme flagrant dans leur rôle de mille-neuf-cent-douzien, la plupart des figurants présents dans la salle ne prenaient pas du tout leur rôle au sérieux, tels des gamins de maternelle jouant quelque pièce de théâtre stupide où, en plein milieu de la représentation, un groupe de mioches gâche la "séquence émotion" par son hilarité incontrôlée, après avoir vu le grand caïd de la classe faire son entrée sur scène déguisé en bosquet de rhododendrons.

         - Ah, voilà enfin nos invités! s'exclama le capitaine en se levant pour accueillir les ex-naufragés. Vous nous excuserez d'avoir déjà débuté le repas, mais, cela dit sans vouloir vous offenser, vous êtes assez en retard... mais, fi des reproches, laissez-moi vous présenter mes compagnons. C'est avec eux que j'ai mis au point le projet "T2". Tout d'abord, mon ami de toujours Jérôme Hallamer...
         - ...alias Henry Tingle Wilde, second du capitaine, dit l'homme sis à côté du dit capitaine. Ravi de vous avoir à bord, messieurs!
         - Moi, dit l'homme à côté de Jérôme, je suis Jacques A. Di, alias Karl Howell Behr, tennisman professionnel.
         - Bonjour! leur dit une élégante dame, vêtue d'une robe de soirée -bien que ce fût le matin- verte foncée, richement décorée. Je suis Gwendoline Halezyeuver, alias Dorothy Winifred Gibson. Cette robe vous va à ravir, ma chère Léontine!
         - Mgngn, marmonna Oldi dans un quasi-mutisme, ne sachant guère si cette réflexion avait été faite sincèrement ou par pure ironie. De toute manière, cela le gênait dans les deux cas.
         - Et je suis ravie, poursuivit "Dorothy", de faire connaissance avec un industriel aussi connu que Benjamin Guggenheim! Votre costume est si... est si... large! Et vous...
         - Vous parlez trop, ma chère Dorothy, l'interrompit le capitaine. Je vous rappelle que vous êtes une actrice de cinéma muet.
         - Certes, acquiesca une dame richement vêtue sise à la droite de Gwendoline, visiblement fâchée que cette dernière ait, par son long temps de parole, retardé sa présentation. Et moi, je suis Diane Otramic-Tulème, alias Lucy Noëlle Leslie Martha, Comtesse de Rothes; enchantée, mes chers amis...
         - Voilà! Maintenant que les présentations sont faites, je vous prierai d'entrer dans la peau de votre personnage, d'accord? Bien! Je vous invite donc, monsieur Guggenheim, à prendre place à notre table avec votre dame.

         Essayant tant bien que mal de garder leur sérieux, les deux amis déguisés obéirent aux ordres amicaux du capitaine Dzübor -pardon, "Smith". Ils prirent les deux chaises libres situées entre "Karl Howell Behr" et "Dorothy Winifred Gibson", essayant tant bien que mal de bien s'installer malgré leurs frusques inappropriées.

         - Hum, souffla "Karl" à Kaito tandis que le capitaine vidait sa tasse de café, il était d'usage que vous tiriez la chaise de votre dame afin qu'elle s'installe avant vous...
         - Houps... excusez-moi, murmura Kaito.

         Puis il regarda Oldi, et se demanda comment cette abomination travestie pourrait être prise pour sa "dame", avec sa robe aussi peu discrète qu'une phrase intelligente dans un discours de G. W. Bush, et à peine moins maquillée qu'une voiture volée... il regarda Oldi longtemps... Oldi, de son côté, regarda également Kaito longtemps... beaucoup trop longtemps.

         Et ce qui ne devait surtout pas se produire se produisit: exactement au même instant -ironie du sort, juste au moment où l'orchestre présent dans la salle avait cessé de jouer, histoire de changer de partition- Oldi et Kaito éclatèrent de rire, un de ces rires si sincère qu'il en devient contagieux. Justement, à la table à côté, un couple eut quelques secondes plus tard la même réaction, à tel point que l'homme faillit s'étouffer avec le croissant qu'il venait d'enfourner dans son orifice buccal. Puis, ce fut au tour d'un des violonistes de l'orchestre de se mettre à pouffer, discrètement d'abord, plus fort ensuite, au point de contaminer toute la bande de musiciens. Et en moins de trente secondes, la quasi-majorité des convives présents dans la salle riaient de manière hystérique, les personnes ne se joignant pas à cette hilarité collective se comptant sur les doigts de deux mains, et encore. Parmi ces trouble-fête, le capitaine "Smith" lui-même, qui gardait un visage digne et flegmatique, mais chez qui on pouvait déceler, dans sa manière de crisper les doigts sur la nappe, un énervement certain. Cet énervement se calma quelque peu lorsque "Karl" et "Dorothy" emmenèrent les deux compagnons hilares en dehors de la salle, histoire qu'ils retrouvent un peu leurs esprits en inspirant une ou deux bonnes bouffées d'air marin.

         - J'ai comme dans l'idée que le capitaine va nous en vouloir, dit Kaito entre deux hoquets de rire, accoudé à la rambarde en compagnie de son ami Oldi, de Jacques alias Karl et de Gwendoline alias Dorothy.
         - Inutile de vous reprocher d'avoir ri, répondit Gwendoline sur un ton bienveillant. Tout le monde sur ce navire, à quelques exceptions près, trouve ces costumes ridicules, d'autant plus que vous, vous n'avez pas été gâtés.
         - Il est vrai, dit Oldi en lorgnant son surplis, que pour ce qui est de l'attifement burlesque, difficile de faire mieux.
         - Je confirme, rajouta Kaito en s'essuyant une larme avec sa manche, ce qu'il était bien obligé de faire avec son habit étant donné que sa main semblait s'être égarée quelque part à l'intérieur.
         - Vous n'avez rien à vous reprocher, dit Jacques. Si vous n'aviez pas éclaté de rire, quelqu'un d'autre aurait fini par le faire. Il faut dire que nous, proches de Gaspard, nous adhérons à sa théorie, mais concernant la reconstitution historique, nous pensons tous qu'il va un peu trop loin. Savez-vous qu'en plus de nous imposer des costumes, il a formellement interdit sur ce navire tout objet fabriqué après 1912? Nous avons su nous adapter. Enfin, presque...

         Tout en disant cela, il farfouillait dans la poche de sa veste de manière frénétique. Il jeta un coup d'oeil à gauche puis à droite, de manière à inspecter toute la zone, puis sortit de son habit un appareil photo numérique flambant neuf.

         - Je l'ai acheté avant le départ, dit-il avec un clin d'oeil. Ce serait dommage de ne garder aucun souvenir de cette croisière, non? Et les appareils photo à l'argentique façon 1912, non merci...
         - Encore que tu pourrais retoucher ces photos pour leur donner l'air moins vieilles, par exemple, en utilisant le logiciel Photoshop, installé sur l'ordinateur portable caché sous mon lit, ajouta Gwendoline avec un charmant sourire un brin rusé sur le visage. Et si vous, les jeunes, vous voulez écouter un peu de musique...

         Sur ce, elle écarta les cheveux bruns et ondulés qui lui tombaient sur la poitrine, révélant deux fils d'écouteurs placés sur ses oreilles et branchés à un lecteur MP3 habilement dissimulé dans les replis de son décolleté, fort avantageux par ailleurs.

         - Par contre, j'ai oublié d'emmener mon stock de piles, donc si vous voulez me l'emprunter il ne faudra pas trop en abuser... j'adore écouter un peu de rock avant de m'endormir le soir!
         - Ca ira, merci! rétorquèrent poliment Oldi et Kaito, ravis de constater qu'ils n'étaient pas les seuls à avoir du mal à se plier aux coutumes rétro du T2. On fera avec...
         - Par contre, dit Jacques en rangeant son anachronique appareil, maintenant que vous avez eu votre fou rire, essayez de rester sérieux pendant le reste du voyage, ou du moins de ne pas vous faire remarquer... ce cher Gaspard est peut-être un peu maniaque, mais il faut le comprendre: son arrière-grand-père était un de ceux ayant participé à la conception du Titanic, et après le naufrage, le pauvre homme a vu sa réputation ruinée et en est mort de désespoir. Pour Gaspard, c'est un peu une manière de reconquérir l'honneur de la famille, vous comprenez?
         - Il n'empêche, protesta Dorothy, qu'il a poussé le souci du détail un peu loin. Vous n'imaginez pas à quel point il nous a fait ch*** pour que ce bateau ressemble en tous points au Titanic originel. Il a même insisté pour qu'on fasse des copies exactes des "trésors du Titanic", c'est-à-dire les objets de valeur qui étaient entreposés dans la cale. Vous savez, le genre de bidules pompeux en or, incrustés de diamants, d'émeraudes et de rubis.
         - ...et de quoi?
         - De rubis.

        

       

    (1) Enfin, le temps presse, le temps presse, c'est une expression... heureusement que c'est une histoire de fiction, parce que vu le rythme de parution des articles, si c'était vrai je serais décédé depuis longtemps. Vous regarderiez la trilogie du Seigneur des Anneaux version longue entre chaque mot que ça ne changerait rien, alors...

    (2) Non, non, je ne dirai plus rien. Quand à savoir qui est celle pour qui mon coeur bat, tintin.

    (3) Les noms de tous les passagers et membres d'équipage du Titanic que vous lirez par la suite sont authentiques, je le précise...

    (4) L'histoire du roman "Futility" est, sachez-le, elle aussi parfaitement authentique! Ah ben oui, quand on écrit, il faut savoir se documenter.

    (5) C'est bien connu, les grandes douleurs sont mouettes.

    (6) Des blessures en apesanteur, ce sont des blessures sans gravité.


  • Commentaires

    1
    Kaito
    Mardi 1er Juillet 2008 à 14:58
    Intéressant...
    Un fort sentiment de romance et de merveille s'empare de moi à la vue de cette image... CA PROMET XD MDR !!!
    2
    Kaito
    Vendredi 4 Juillet 2008 à 11:29
    MDR XD !!! (après lecture)
    EXCELLENT !!! Purée, celui-ci est clairement un des mieux écrits : les allusions et vannes sont vraiment bien faites (en particulier la blague reliée au "6" lol) Continue comme ça Xd il me tarde de lire la suite et A MORT LES MOUETTES XD !!!!
    3
    Samedi 5 Juillet 2008 à 12:25
    Merci, merci ^^
    Tout est dans le titre ^^ en passant, j'ai réussi à faire un alinéa au début de chaque paragraphe, ce qui facilite grandement la lecture, je vais essayer de remanier les anciens articles sur le même modèle (au moins ceux du "livre Hédépargne"). Et je signale que j'ai rechangé le titre de cet article. Il faut dire qu'il ne correspondait plus vraiment au contenu du texte: j'avais prévu de faire la phase "T2" de l'histoire en un seul article, mais quand je me suis aperçu que j'étais seulement à la moitié de ce que j'avais prévu et qu'il y avait déjà plus de caractères que dans "Problèmes d'infiltration", j'ai préféré couper cet article en deux... donc l'ancien titre, "Ennuis titanesques", sera celui du prochain post, qui devrait arriver d'ici 15 jours si le temps le permet ^^
    4
    Samedi 5 Juillet 2008 à 20:11
    Un mot un seul
    Le voici: LOL ( ah ben crotte, ça fait plus de un mot ça...... Bon ben tant pis.)
    5
    Samedi 5 Juillet 2008 à 21:07
    Pour ton ordi....
    Sinon, pour ton PC, je peux déjà te dire pourquoi il rame, c'est parce que tu n'a pas assez de "ram" justement; ou alors qu'il y a trop de trucs dessus. Après pour les redémarrage inopinés, c'est peut-être (surement même) lié a ton processeur- j'ai eu le même problème; il est peut-être trop vieux (surement même); mais je suis pas sur a 100%; ensuite pour ton écran... il a quel âge? et t'a vérifié sir les câbles étaient pas abîmés? Voilà, c'too ce que je peux faire pour t'aider a ce niveau de description... je te souhaite bonne chance!
    6
    Samedi 5 Juillet 2008 à 21:31
    merchi ^^
    bon pour l'ordi tu dis "il est peut-être trop vieux": oui, je confirme, il est vieux: je sais plus quel âge il a, mais je sais que j'avais fait un exposé dessus durant ma dernière année de collège, et là je suis à BAC+1 après avoir redoublé ma première... pour l'écran, ça doit sûrement être un faux contact (étant donné que quand on le secoue un peu l'image revient). Merci pour les conseils en tout cas! Mais de toute manière, vu l'âge de cet ordi et ses piètres performances par rapport aux modèles actuels, il y a des chances pour qu'on le remplace un de ces jours! Et merci pour le comm sur l'article ^^
    7
    Mardi 8 Juillet 2008 à 19:58
    De rien
    Bah.... De rien :D
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    8
    Pelinore
    Jeudi 17 Juillet 2008 à 21:46
    super !
    très bon post !mdr super l'histoire du papier-ciseaux ^^^(éventuelmlement tu aurais put faire un portail dimmensionnel pour t'échaper du big Crunch ^^) voila voila don j'attends avec impatience le reste !
    9
    Vendredi 18 Juillet 2008 à 00:35
    Un portail dimensionnel?!
    ET M****! Si j'avais su, j'aurais pu éviter l'humiliation de me vêtir de ces oripeaux froufroutants. Bonne trouvaille, j'essaierai de m'en souvenir lors de la prochaine partie...
    10
    aDeLy La MaUvE
    Jeudi 14 Août 2008 à 01:29
    j'ai complété
    mes acquis en connaissance au sujet du Futility en surfant moi aussi sur le Web et j'ai lu la comparaison entre le Titan est le Titanic : c'est passionnant et très intrigant ! Envie de lire je reviens de vacances = matière grise au repos ! Tiens là ma cervelle a faim ! Alors je lui donne ton texte à éplucher, analyser,broyer et digérer !Merci une fois de + et bravo pour le dessin ! et kiss aussi pour tes inépuisables jeux de mots et calembours foireux !
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