•      Monsieur Lepetit s'ennuie.

         Monsieur Lepetit vit dans une petite maison à la sortie de la ville. Il ne reçoit jamais de visite. La dernière fois qu'on avait sonné à sa porte, c'était en 1992. Un inspecteur des impôts. Il était reparti très vite.

         Monsieur Lepetit est seul, tout le temps. Et il aime ça. Il hait le monde et ceux qui le peuplent. Les hommes, les femmes, les hermaphrodites, les enfants, les vieux, les grands, les petits, les médiums, et ceux qui n'ont pas de dons de voyance. Affalé dans son fauteuil, avec pour seule compagnie un chat empaillé et ses soixante-douze années, il grogne. Il se parlerait bien à lui-même, mais il sait qu'il est un interlocuteur particulièrement peu palpitant. D'ailleurs, il n'aime pas parler.

         Il hait tout le monde. Dans le présent, dans le passé. Sauf, éventuellement, Gertrude. Feu Gertrude. Sa femme. Disons qu'il lui était arrivé d'apprécier sa compagnie, de son vivant. Quarante ans déjà... quarante ans qu'elle avait quitté ce monde.

         Quarante ans qu'il l'avait assassinée, en fait.

         Monsieur Lepetit se souvient... un petit village, dans le Sud... un accordéon rouillé, une fête sans importance, et puis elle. Gertrude. Elle vient de se faire briser le coeur. Monsieur Lepetit, pendant ce temps, cherche le gros rouge sur la table du banquet. Sa main frôle celle de la charmante dame. Un regard. Monsieur Lepetit, saoul, grogne. Gertrude, saoule également, sourit. c'est le coup de foudre.

         Une petite église, quelque temps plus tard. Monsieur Lepetit et Gertrude sont à nouveau sobres, mais ils ont un brin sympathisé. De toute manière, ce sont des exclus de la socité, autant qu'ils vivent ensemble. Le curé, le maire unissent leurs existences. Ils s'installent dans une petite maisonnette. Ancrés dans les clichés de l'époque, madame cuisine et fait le ménage, monsieur travaille.

         Puis, ce tragique jour, le 31 octobre 1969. Monsieur Lepetit rentre chez lui. Ses collègues et lui se sont enfilés quelques bouteilles. Monsieur Lepetit a bu, à présent, il veut manger. Il ouvre la porte de la salle à manger. Le repas n'est pas prêt. Dans un des antiques fauteuils du salon, Gertrude gît, dans la position du penseur de Rodin. Elle a un mal de tête atroce, dit-elle. Monsieur Lepetit, enivré et aviné, s'emballe. Il hurle. Il saisit un couteau, lève sa femme du fauteuil et la poignarde.

         Il observe le corps. Puis reprend ses esprits. Il va chercher son fusil dans la remise, tire dans la maison par trois fois, puis appelle la police.

         Par de faux sanglots particulièrement réalistes, il raconte aux policiers une histoire de cambriolage ayant mal tourné. Le malandrin aurait assassiné sa femme, qui l'avait surpris, et monsieur Lepetit, en état de légitime défense, avait saisi son fusil et tiré sur l'agresseur. Mais l'avait raté, malheureusement. Le vil voleur avait embarqué tous les bijoux de Gertrude. En fait, monsieur Lepetit les avait joués aux courses la veille. Les policiers du patelin, inexpérimentés, ne poussent pas les investigations plus loin.

         Ca tombait bien, il y avait une vague de cambriolages dans la région à cette époque-ci. On avait arrêté le coupable quelques temps plus tard. Un jeunot, pas plus de 25 ans. Il avait toujours reconnu les cambriolages mais nié le meurtre. On ne l'avait pas cru, et hop! guillotine! C'était le bon temps.

         Monsieur Lepetit ne regrette rien. Oh! il avait bien eu quelques remords et quelques embêtements suite à son acte criminel; il avait, par exemple, été obligé d'acheter un lave-vaisselle. Mais, ce n'était pas sa faute, il ne supportait pas qu'on le contrarie. D'ailleurs, il avait retenu la leçon: il n'avait jamais renouvelé l'expérience de la vie en couple. Trop de soucis, à vivre à deux.

         Monsieur Lepetit sourit. Il se remmémore la messe d'enterrement de sa dulcinée. Le curé local, qui avait vraiment une foi inébranlable comme on n'en trouve plus que chez les grassouillets à robe du Vatican, disait que le Seigneur punirait l'auteur de cet acte odieux. Monsieur Lepetit avait eu du mal à ne pas ricaner. Aujourd'hui, en 2009, aucune raison de se retenir. Monsieur Lepetit rigole. Une Justice divine! Ben voyons! Rien, aucune manifestation en 40 ans, et...

         On frappe à la porte.

         Monsieur Lepetit ouvre grand les yeux. Une visite, à cette heure-ci? Ici? C'est trop rare pour être loupé, ça... une nouvelle victime à traumatiser. Monsieur Lepetit se lève. Réglant son déambulateur sur sa vitesse maximale, il piétine en direction de l'entrée. La sonnette résonne à nouveau: le visiteur s'impatiente. Monsieur Lepetit, lentement, parcourt le long couloir brunâtre au papier peint humide et aux tapis rapiécés des soldes de 1974. La porte au bois rongé se dresse devant lui. Par la vitre encrassée, il distingue une silhouette. Il ouvre.

         Horreur épouvantable! Vision dantesque! Apparition aberrante!

         Monsieur Lepetit tente de hurler, mais il n'y parvient pas! Il ne croit pas ce qu'il voit! Ses yeux sont en piètre état, mais impossible de se tromper: c'est bien sa défunte Gertrude qui demeure là sur le palier! Il reconnaît ses yeux plissés, son nez de Citroën 2CV 1949, son teint blafard! Sa robe rapiécée sortie d'outre-tombe vole au vent comme une nuée de corbeaux; son traditionnel panier pour aller au marché, rempli d'une étrange manne, gît à ses pieds! Son chapeau en pointe du dimanche semble désigner monsieur Lepetit, l'assassin innocenté! La revenante, sans doute avide de vengeance, regarde son ex-mari et à présent veuf avec ce sourire typique de ceux qui vont vous emprunter de l'argent, et pas forcément avec votre accord... Monsieur Lepetit halète! Il ne peut plus rien faire, d'une seconde à l'autre, la défunte infâme lui sautera au cou et emmènera son âme fuligineuse dans les enfers flamboyants!

         Devant la vision d'épouvante, monsieur Lepetit ne subsiste guère. Car si ses yeux ont certes du mal à soutenir l'apparition infernale, son coeur, lui, a définitivement rendu les armes. Abandonnant tout espoir, il cesse ses activités, les ventricules se démantibulent, ses vaisseaux sanguins et sans perte jouent à l'aorte sauvage, le rythme décroît, les artères qui manquent de veine ne véhiculent plus rien. L'organe palpitant tire sa révérence. Monsieur Lepetit s'effondre sur le plancher.

         Les policiers et médecins grouillent autour de la maison. Il n'y a plus rien à faire. Sur la pelouse de monsieur Lepetit, entre un massif d'hortensias et des nains de jardin moussus affichant des sourires inconvenants, une fillette raconte, entre deux hoquets sanglotants:
         - Je... (snif) ...vous jure... j'étais juste chez lui, avec mon déguisement de sorcière... j'ai sonné, il a ouvert, et il... il... (pleurs)
         - Allons, allons, petite! rassure un représentant de l'ordre. Tu n'as rien à te reprocher, il était très vieux, ce monsieur! C'est la vie, on peut avoir ce genre de problèmes, à cet âge-là! Et il n'avait pas l'habitude des visites... allez, on se reprend, on oublie tout ça! Essaie de passer quand même un bon Halloween!

     

     

    EDIT: pas de dessin pour cet article, pas le matos ni le temps... alors, pour rester dans l'ambiance Halloween, je mets une photo d'un de mes chats grignotant un potiron. L'a d'ailleurs failli s'étouffer avec, c't'andouille.


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