•      Bonjour à tous! Texte tardif, dû à une rentrée très chargée, et à un appartement sans Internet, ce qui, évidemment, n'arrange pas les choses.

         Je préfère vous prévenir de suite, pas de nouvelle histoire en épisodes pour le moment: c'est très éprouvant à écrire! Voilà. Et donc, pour étrenner ce nouveau cycle d'articles, je vous propose ce texte, réminiscence d'une expérience personnelle vécue à la gare de Strasbourg...

         Il y a quelque mois, en effet, j'effectuai un stage dans cette cité. Mon lieu de travail se trouvant à proximité de la gare, et ne voulant pas perdre de temps dans un quelconque fast-food pour le repas de midi, je préférais la plupart du temps m'installer tranquillement sur un banc de l'édifice SNCF, sous l'immense verrière qui fait la fierté du bâtiment et la colère de bon nombre de riverains.

         Pour moi, c'était l'endroit idéal pour se poser. Une gare est un endroit sans cesse en mouvement, en activité... observer les gens peut sembler un loisir un brin puéril, mais je vous assure qu'en ce genre de lieu on peut parfois trouver le graal de l'observateur. Passons sur les classiques troupeaux de japonais photographiques, en ayant observé une demi-douzaine, et les habituels vigiles bleutés lorgnant les passants de haut, principalement ceux à la peau un peu trop foncée ou un peu trop jaune selon leurs critères personnels. Quelques rencontres éphémères furent pour le moins divertissantes: un sosie d'Alain Delon, un autre d'Elie Kakou (au moins, pour le deuxième, étais-je sûr et certain qu'il ne pouvait pas s'agir du vrai). Une bande de jeunes abrutis shootant dans d'innocentes valises sur leur passage. De sales gosses encombrant les escalators pendant que leurs mères parlaient chiffons. Une équipe de tournage de cinéma au grand complet qui encombra la gare une heure durant, deux filles aux vestes aux couleurs si criardes que, si elles passaient sur une vieille télévision, elles permettraient à son propriétaire de faire le réglage des couleurs, un vieux copain de classe qui, lui, avait une copine (pauvre con, va), un ivrogne qui hurlait à tout-va sur les passants, principalement ceux de sexe féminin, quelques mendiants à l'accent tchèque, sans oublier deux personnes vues le même jour à vingt minutes d'intervalle, qui avaient la particularité de se promener pieds nus. Soit des victimes d'un racket de fétichiste-de-chaussures-cleptomane, soit des descendants de hobbits, appliquant allègrement les codes vestimentaires de leurs aïeux, et peu importe qu'à la fin de la journée leurs pieds ressemblent à une plage bretonne après la rencontre d'un pétrolier et de ses copains récifs.

         Mais ce n'est pas la rencontre avec un être humain qui nous intéresse ici. L'évènement me concernant se déroula la veille de la mort de Michael Jackson, bien que les deux faits n'aient aucun rapport -sauf si, bien sûr, un spécialiste de l'effet papillon me trouve une explication valable; dans ce cas, je m'excuse auprès des fans de Bambi. Finissant un sandwich à la garniture d'autant plus insignifiante que je ne m'en souviens plus, je roulai en boule le papier aluminium ayant contenu le casse-croûte et le fourrai dans mon sac, en attendant de trouver la force qui me permettrait de me mouvoir jusqu'à la prochaine poubelle. Histoire de passer le temps, je cherchai également dans mon bagage le tome des Annales du Disque-monde entamé la veille.

         Quand, soudain, il vint.

         Voletant de-ci de-là, il se posa bruyamment à un mètre de moi. Un pigeon - Columba livia, pour les érudits. Grassouillet, les plumes en désordre, nul doute qu'il avait déjà vu passer un bon nombre de printemps. D'hivers, d'automnes et d'étés aussi, d'ailleurs. Il était hirsute, le plumage grisonnant et fort peu grisant, et partageait le regard de ses congénères, à savoir un oeil vide de toute lueur d'érudition derrière lequel on devine aisément un ou deux neurones qui pleurent dans leur coin parce qu'ils sont tout seuls. La patte gauche de l'animal était recouverte d'une substance indéfinissable; seul un biologiste attitré aurait pu dire si l'oiseau avait marché une heure durant dans les déjections de ses congénères, s'il avait débuté avec les moyens du bord la conception d'un déguisement de troll, ou si une blessure mal cicatrisée avait rendu le membre purulent. La dernière proposition était sans doute la bonne, car la bestiole boitait, et une canne n'aurait pas été superflue si seulement elle avait eu le matériel nécessaire pour la tenir, à savoir une main.

         Il était vraiment très laid.

         Le volatile me regarda, de son regard typique de celui qui a bu une gorgée de café de trop. M'ayant vu manger, nul doute qu'il était venu me quémander quelques miettes; hélas pour lui, mes casse-croûtes étaient d'ores et déjà en voie de digestion et j'ai l'habitude de manger proprement, si bien qu'aucune molécule de pain ne jonchai le sol aux environs de mon siège métallisé. D'un réflexe acquis durant ma prime jeunesse, et également durant la période de la grippe aviaire, je m'avisai de chasser le piaf inesthétique d'un coup de pied dans le vide. Mais je me ravisai. Après tout, que m'avait fait ce pigeon?

         Ayant eu la révélation de la journée, je me réinstallai dans mon siège et me penchai en direction de la bête, histoire de l'observer de plus près. Ce pigeon, finalement, était une victime. Car, qui aime les pigeons? Qui peut se lier d'affection pour pareille bête, à part les chasseurs mais pour des raisons bien à eux? Les oiseaux, en règle générale, sont beaux, non? Qui ne s'est jamais extasié devant un vol de mésanges au petit matin? Qui n'a pas tremblé en ayant la chance de voir un aigle de près? Qui peut rester insensible aux charmes d'un nid de cigognes en Alsace, à part les ramoneurs? Pas grand-monde. Des créatures qui volent, déjà, c'est magnifique -une merveille de conception que l'Homme a mis des millénaires à imiter. Les plumes des oiseaux, également, quelle beauté... ces becs, magnifiquement conçus... et le regard! Un regard d'oiseau, c'est quelque chose aussi. Un petit oeil de poussin, c'est mignon! Un oeil de moineau, également (du moins, la plupart du temps. J'ai personnellement connu un moineau au regard de psychopathe, et je puis vous assurer que ça vous marque à vie). Un oeil de faucon, c'est l'extase! Tant de puissance, et de grâce dans un simple globe coloré. Et le pigeon, lui? Il n'a rien de tout ça. Un pigeon, c'est moche. C'est bête. Ca roucoule comme un abruti, ça ne connait pas les règles d'hygiène les plus élémentaires et ça a un regard de cocaïnomane.

         Mais, ce n'est pas sa faute, après tout.

         Saviez-vous que les oiseaux étaient les descendants des dinosaures? Depuis qu'un darwinien convaincu a eu l'idée incongrue de comparer sa collection de fossiles avec les restes de poulet de midi, le fait est avéré. Présentez face à face à un quidam quelconque les photographies de serres d'un faucon pèlerin et de pattes de vélociraptor, et il sera bien en peine de vous dire laquelle a été tirée du dernier Jurassic Park. Ce pigeon, qui me regardait de son oeil de caméra de surveillance, peut-être était-il le descendant direct d'un tyrannosaure. Peut-être son lointain ancêtre passait-il son temps à bouffer ses semblables en leur brisant les os d'un simple mouvement de dents, achevant son repas par un cri bestial histoire de rappeler à toute la ménagerie préhistorique qui était le maître. Et voilà que le descendant de ce monstre était là, clopinant sur le macadam, à réclamer des miettes de pain. Lui, qui, des millions d'années plus tôt, m'aurait gobé comme une saucisse apéritif.

         La question est: à quel moment l'évolution a-t'elle merdé?

         Peut-être s'agissait-il là d'une fantaisie de Damoiselle Nature (oui, en passant, j'ai décidé de ne plus dire "Dame" Nature, car cet attribut sous-entend qu'elle est mariée. Or, on ne parle jamais de Sieur Nature, donc il n'existe pas. Ou alors, vu que sa dame se charge de tout, c'est rien qu'un gros feignant, et il ne mérite donc pas qu'on le cite). Les Dieux Grecs trouvaient souvent des raisons futiles pour infliger aux Hommes les pires tourments, peut-être la demoiselle créatrice était-elle dans le même cas. Sans doute, un jour, en état d'éthylisme avancé après avoir inventé la vigne et le gros rouge qui tache, Damoiselle Nature vit un troupeau de dinosaures batifolant gaiement dans les fougères en bouffant tout sur leur passage dans des effusions de sang. Et, avec force hoquètements et rots odorants, elle leur dit: "Bon, messieurs les dinosaures, vous avez peuplé ce monde des millions d'années durant, en déchiquetant vos semblables avec vos poignards de dents comme des sauvages. Eh bien, voyez-vous... c'est pas bien. Je le dis: dorénavant, vous serez minuscules, des plumes grasses remplaceront vos écailles, vous aurez un regard abruti et passerez votre vie à chier sur les monuments aux morts. Ainsi soit-il." Et alors que Damoiselle Nature, toujours un coup dans le nez, s'en allait gaiement étrenner l'ornithorynque, s'envolèrent dans le couchant les premiers pigeons de l'histoire de la Terre, allant accomplir leur mission ultime sans se douter que les premiers monuments aux morts ne seraient inaugurés que 65 millions d'années plus tard. Un fantastique gâchis.

         Oui, cette bestiole qui me lorgnait, là, menait une existence minable. Car, qu'est-ce qu'une vie de pigeon, après tout? Batifoler dans les effluves de gasoil. Manger toutes les saloperies possibles et imaginables traînant sur le trottoir. Roucouler en faisant un bruit qui fait honte à la gent ailée, repeindre les statues équestres d'une manière très personnelle, et se livrer à une activité que la morale réprouve, du moins en pleine rue. Et finir sa minable et pathétique existence dans l'estomac d'un félin de caniveau, dans les sculptures d'un Goodyear ou au pied d'une porte vitrée un peu trop propre. Ce pigeon, je le plaignais, et si je n'était pas maître dans l'art de contrôler mes émotions, nul doute que  j'aurais sauté sur cette pauvre bête et l'aurais embrassé fraternellement en essuyant une petite larme.

         La bête me jeta un dernier regard puis, s'avisant enfin qu'insister pour de la nourriture serait inutile, s'envola par une porte de la verrière. En traversant la rue, elle faillit s'encastrer dans le pare-brise d'une camionnette, et ne dut sa survie qu'aux excellents réflexes du conducteur.

         Qu'est-ce que c'est con, un pigeon, quand même.


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